4. LA NOSTALGIE

Toute personne possède ses propres souvenirs, qu'ils soient mauvais ou bons. En se remémorant ces derniers, il arrive de plonger dans un sentiment de nostalgie, nous faisant oublier le moment présent. Chez Renaud, nostalgie correspond avec enfance. Enfance à présent envolée  dont le souvenir ne lui suffit plus. Comme je l'ai signalé dans le chapitre précédent, il rêve de redevenir un enfant. Il me semble qu'il y a deux raisons à cela. Tout d'abord, il regrette les moments heureux vécus durant son enfance, bercé dans le nid familial où la joie de vivre était le leitmotiv. Ensuite, Renaud aime les enfants car il considère qu'ils baignent dans une innocence naturelle. Ce point de vue est sans doute le résultat de son expérience personnelle. Ainsi, il s'est certainement rendu compte que grandir c'était ouvrir les yeux : aujourd'hui, contrairement à l'époque de sa tendre enfance, il a pris conscience de la cruauté qui l'entoure et qui le fait souffrir. Il voudrait ne jamais avoir découvert cela et je pense qu'il s'agit de la deuxième cause de sa nostalgie.

C'est en 1985, pour la première fois, que Renaud, avec la chanson "Mistral gagnant" jette un œil sur le passé. Dans ce texte, il se confie à sa fille et il parle " du bon temps qu'est mort ou qui r'viendra". Ainsi, il se remémore les plaisirs simples de son enfance:

"Te raconter un peu
Comment j'étais, mino
Des bombecs fabuleux
Qu'on piquait chez l'marchand
Car en sac et Mintho
caramels à un franc
Et les Mistral gagnants"
( "Mistral gagnant" )

Renaud ne parle pas tout à fait de son enfance, il l'a décorée, car à son époque, les Mistrals gagnants (bonbons dont l'emballage contenait une mention  soit "perdant" soit "gagnant" et qui permettait éventuellement d'obtenir un nouveau mistral gratuit) avaient déjà disparus. Mais il est clair que Renaud regrette son enfance, même si aujourd'hui, la compagnie de sa fille lui importe plus:

"Te parler du bon temps
qu'est mort et je m'en fous
Te dire que les méchants
C'est pas nous"
( "Mistral gagnant")

Ce problème de nostalgie, soulève une idée plus générale exprimée en fin de chanson: l'interrogation à propos du temps qui passe et qui rend toute chose éphémère:

"Te raconter enfin
qu'il faut aimer la vie
et l'aimer même si
le temps est assassin
et emporte avec lui
les rires des enfants
et les Mistral gagnants"
("Mistral gagnant")

Six années plus tard, Renaud rassemble une fois de plus les souvenirs de son enfance afin de les mettre en chanson. Mais ceux ci, qui ne cessent d'occuper sa mémoire, sont détaillés avec bien plus de précision. En fait, il décrit principalement l'ambiance régnant dans sa famille, et on sent à travers la mélodie et les paroles qu'il s'agissait de moments inoubliables que tout le monde est susceptible d'avoir vécu:

" Avec les frangins on s’cultait
on s'balançait des coups d'pied
Sous la table
Pour avoir l'blanc du poulet
Que la mère nous découpait
Equitable
Pis on f'sait dans nos assiettes
Avec la purée toute bête
Au milieu
Des p'tits volcans super chouettes
Qui mettaient dans nos p'tites têtes
Du ciel bleu"
("Les dimanches à la con")

Cependant, malgré que ce texte soit tourné en grande partie sur la cellule familiale, Renaud atteint par la quarantaine, rend également hommage aux copains avec qui il aurait tant voulu passer plus de temps. Mais voilà c'est passé et on ne peut rien changer :

"Mais la nostalgie tu sais
Autour de quarante balais
Quand ca t'chope
Ca t'donne envie d'te r'tourner
Sur toutes ces journées ratées
Sans tes potes"
("Les dimanches à la con")

Ensuite, en 1994, avec "Le sirop de la rue", Renaud sort du domaine de la famille afin d'orienter ses mots vers l'époque de son enfance. De cette enfance il retiendra deux choses :

Tout d'abord, il se plaît à rappeler le caractère des enfants, leur simplicité, leur insouciance et leur joie de vivre. D'autant plus qu'à ce moment ils ne sont pas encore conscients de la fin inéluctable liée à toute chose:

" La boule à zéro
Et la morve au nez
On était pas beaux
Mais on s'en foutait

[…]

On avait dix ans
Pis on ignorait
Qu'un jour on s'rait grand
Pis qu'on mourirait"
("Le sirop de la rue")

Ensuite, il profite de cette chanson pour signaler et dénoncer les évolutions qui le touchent. Que ce soit au niveau de la nature qui se dégrade ou au point de vue de la société qui profite des rêves des enfants afin d'en tirer un maximum de profit:

" On était inscrits
Pour tout l'mois d'juillet
A des cours de gym
Et au Club Mickey
En c ' temps-là Disney
Faisait pas les poches
Ni les porte-monnaie
A des millions d'mioches "
("le sirop de la rue")

Je vous ai déjà signalé à plusieurs reprises que Renaud adorait l'enfance, mais son sentiment va même plus loin, il affirme que l'enfance représente tout. Voici un extrait de cette chanson reflétant parfaitement ce point de vue:

"L'jour où j'mourirai
Puisque c'est écrit
Qu'après l'enfance c'est
Quasiment fini"
("Sirop de la rue")

Aujourd'hui, à cinquante ans bien sonné et après une forte déprime, il manifeste à nouveau ses états d'âme sur son nouvel album. Et pour ceux qui doutent encore de l'importance que Renaud accorde à son enfance, "Mon paradis perdu", chanson inédite, ne laisse planer aucun doute et révèle on ne peut mieux l'intérêt que lui porte le poète. Dans ce texte, il me semble tout de même que Renaud renforce l’enfance d'un sentiment que l'on ne retrouve pas dans les trois précédents. Ainsi,  il me semble que la différence avec les autres chansons provient du fait que Renaud a mûri et que, désormais, il ne se fait plus d'illusion et est conscient que l'enfance ne reviendra jamais. Il nous donne immédiatement l'orientation de sa composition lors du premier couplet:

"Mon paradis perdu c'est mon enfance
A jamais envolée, si loin déjà
La mélancolie s'acharne, quelle souffrance
J'ai eu dix ans, je n'les ai plus, et je n'en reviens pas"
("Mon paradis perdu")

Dans la suite du texte, il exprime à nouveau ses pensées et ses souvenirs concernant son enfance. Il parle de ses copains d'enfance, de son innocence et de sa simplicité, de sa famille et des jeux simples qui lui apportaient tant de plaisirs. Ces souvenirs, bien qu'il sait qu'ils ne reviendront plus, ils restent à jamais gravés dans sa mémoire:

"Où est-il mon vieux vélo tout déglingué
Ma panoplie de Zorro, mon Jokari?
Ma canne à pêche en bambou, et les allées
Du parc Montsouris?
Ils sont là, chaque seconde au fond de moi."
( "Mon paradis perdu" )

Ceci laisse clairement entrevoir la nostalgie dont il souffre. Mais pour ceux qui demeurent sceptiques, Renaud est encore plus explicite:

"Les souvenirs s'estompent et le temps passe
La vie s'écoule, la vie s'enfuit, et c'est comme ça
Léo a dit "avec le temps, va, tout s'efface"
Sauf la nostalgie qui sera toujours là."
("Mon paradis perdu")

En conclusion, il est certain que l'enfance a laissé des traces impérissables dans le cœur de Renaud. Ainsi, à travers les quatre chansons, il raconte ses souvenirs. L'évolution depuis "Mistral gagnant" jusqu'à "Paradis perdu", me paraît minime. En fait, je tiens juste à noter que le principal changement s'est fait lors de son dernier récit, avec la prise de conscience que ce qui est passé ne reviendra plus. Quant à l'évolution depuis le début de sa carrière, il est compréhensible que ce sujet (la nostalgie) plus tendre et mélancolique n'apparaisse que plus tard, lorsque Renaud papa se revoit en sa Lolita et ouvre son cœur à tous ses souvenirs.

 


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