6. LA SOCIÉTÉ

Renaud l'anarchiste n'apprécie guère la société, il la rejette même. Renaud ne supporte pas ses lois, ses règles, ses gradés et ses sans-grade. Ainsi, il ne tempère guère ses mots lorsque lui vient l'envie de dénoncer la justice à qui il reproche d'être…injuste, et qui constitue la parfaite illustration de notre monde rempli de contradictions. Mais il n'y a pas qu'à la justice qu'il en veut. En effet, il se plait à décrier les uniformes de l'ordre établi ou les classes sociales se croyant mieux que les autres. Il condamne principalement l’étroitesse de leurs idées  ne faisant nullement preuve de tolérance et leur façon de faire régner la "justice". Ainsi, à travers ses chansons, il passe au peigne fin d'une part, les "flics", les juges, les curés et bien entendu les militaires, l'unique certitude concernant Renaud étant qu'il est antimilitariste. D'autre part, il dénonce également le système de notre société: les systèmes politiques en place; l'attirance pour le pouvoir; l'hypocrisie; l'importance de l'argent; et bien entendu la clef de voûte de ce système : l'obligation de le suivre ou de l'accepter gentiment comme des petits moutons. Vous aurez donc compris que le tempérament de Renaud ne peut soutenir ces idées, lui qui, âgé à peine de seize ans, était déjà présent aux manifs' de mai 68 et qui durant toute sa vie n'a cessé de se battre avant tout pour l'amour de l'humain.

Aujourd'hui, crie-t-il toujours la fougue et la haine qui l'ont fait exister durant sa jeunesse? Est-il toujours aussi catégorique que par le passé ou a-t-il tiré des conclusions de ses expériences?

Dès mai 68, l'ambiance révolutionnaire qui régnait, a permis à Renaud de rédiger sa première chanson dont les paroles expriment clairement les états d'âme habitant le futur artiste. Ainsi, la remise en cause et la rage vis-à-vis de toutes les formes d'autorité fut son premier sujet d'écriture :

"Je v'nais de manifester au Quartier
J'arrive chez moi, fatigué, épuisé,
Mon père me dit : bonsoir fiston, comment ça va?
J'lui réponds : ta gueule, sale con, ça t'regarde pas!
Et j'ui  dit : crève salope!
Et j'ui dit : crève charogne!
Et j'ui dit : crève poubelle!
Vlan! une beigne!"
( "Crève salope" )

Cette chanson vise donc à toucher les personnes représentant le pouvoir. En effet, par la suite, on verra que Renaud aime dénoncer la connerie dont ces dirigeants font preuve. Renaud poursuit son analyse en exprimant l'antipathie qu'il éprouve pour les bourgeois qu'il considère comme "les complices du pouvoir, des flics et des curés"[1] Il leur reproche principalement la minceur de leur esprit plutôt que l'épaisseur de leur portefeuille. Il critique leur manière de se croire supérieur et les considère comme des fachos intolérants vis-à-vis des classes inférieures. De plus, ils aiment se mettre en évidence, ce que Renaud ne peut tolérer, c'est pourquoi il n'hésite pas à leur remettre immédiatement la tête sur les épaules en exprimant ses idées anarcho-révolutionnair:

"Camarade bourgeois,
camarade fils à papa,
je sais, ton père est patron,
faut pas en faire un complexe,
le jour de la révolution,
on lui coupera que la tête,
regarde-toi ah ah ah
regarde-toi ah ah ah"
( "Camarade bourgeois" )

Les bourgeois sont visés plusieurs fois par Renaud, mais la principale cible de l'artiste reste l’armée, symbole de l'ordre ; Ce dernier étant contraire à notre anarchiste au cœur tendre. En fait, comme il l'exprime dans "Déserteur" sur l'album "Morgane de toi" (1983), il ne voudrait pas devenir soldat car il ne parviendrait pas à supporter les ordres des supérieurs :

"J'aime pas recevoir des ordres
J'aime pas me lever tôt
J'aime pas étrangler le borgne
Plus souvent qu'il ne faut
Plus souvent qu'il ne faut"
( "Déserteur" )

En plus de cette caractéristique, les soldats sont également ceux qui mènent la guerre. Et cela, c'est contre la nature de Renaud. En effet, comme beaucoup, cet artiste de plus en plus pacifiste, ne peut imaginer qu'un homme peut prendre plaisir à tuer ses semblables. C'est la principale raison pour laquelle il les critique et ne veut en aucun cas leur ressembler:

"Puis surtout c'qui m'déplaît
C'est que j'aime pas la guerre
Et qui c'est qui la fait
Ben c'est les militaires
Ils sont nuls, ils sont moches
Et pis ils sont teigneux"
( "Déserteur" )

Sur l'album suivant, paru  en 1985, la chanson "Trois jeunes matelots" est une nouvelle "pique" aux gradés de l’armée. Ainsi, une fois de plus il met en évidence la débilité de ces êtres qui n'accordent de l'importance qu'à leurs récompenses personnelles :

"Si votre enfant est un salaud
un vrai connard, une tête pleine d'eau
faites-en donc un militaire
alors il fera carrière
sur un navire, dans un bureau"
( "Trois matelots" )

En 1991, le côté pacifiste de Renaud revient au premier plan avec "La médaille". Chanson que j'affectionne particulièrement et qui est destinée à tous les maréchaux de France. L'artiste brosse un portrait très particulier et très direct sur l'état d'esprit qui l'habite: les maréchaux sont tous des assassins, ils n'ont aucun sentiment et n'ont aucun mérite!:

"Un enfant est venu
Aux pieds de la statue
Du maréchal de France
Une envie naturelle
L'a fait pisser contre elle
Mais en toute innocence
Maréchaux assassins
Le môme mine de rien
A joliment vengé
Les enfants et les mères
Que dans vos sales guerres
Vous avez massacrés"
( "La médaille" )

On remarque que ces extraits sont clairement opposés à la violence et à l’imbécillité de l’armée. Cependant, pas une fois il n'y a la trace ni d'un esprit de révolte, ni d'un appel à la violence. Mais, il n'en a pas toujours été ainsi. En effet, à ses débuts, lorsqu'il critiquait la société et tous ses vices, les textes étaient composés de messages beaucoup plus virulents. Ceux-ci reflétaient la haine qui était ancrée en lui et que sa jeunesse ne pouvait tempérer, allant parfois jusqu'au débordement. Ainsi le jeune Renaud n'avait pas froid aux yeux. Il criait ce qu'il pensait et ce qui le faisait "flipper" dans la société qui l'entourait. La chanson "Hexagone" de 1974 en témoigne parfaitement. Il fait une ébauche du peuple français, valant à la chanson l'interdiction de transmission sur certaines chaînes radio. La raison à cela étant sans doute la justesse des paroles blessant les Français dans leur orgueil. A travers douze couplets, Renaud analyse les mœurs, les traditions ridicules et l'hypocrisie présents dans la société:

"Ils font la fête au mois d'juillet
En souv'nir d'une révolution
Qui n'a jamais éliminé
La misère et l'exploitation
Ils s'abreuvent de bals populaires,
D'feux d'artifices et de flonflons,
Ils pensent oublier dans la bière
Qu'ils sont gouvernés par des cons"
("Hexagone")

Sans doute espérait-il, en écrivant cette chanson, parvenir à faire réfléchir les gens sur ce qu'ils font et pourquoi ils agissent ainsi, afin que comme lui, ils prennent conscience qu'il peut y avoir des choses plus importantes que leur petit plaisir personnel. Ainsi, ils accordent davantage d'intérêt à leurs satisfactions personnelles et inutiles et font abstraction des problèmes qui les entourent.

"En décembre, c'est l'apothéose,
La grande bouffe et les p'tits cadeaux,
Ils sont toujours aussi moroses,
Mais y'a d'la joie dans les ghettos.
La terre peut s'arrêter d'tourner,
Ils rat’ront pas leur réveillon,
Moi j'voudrais tous les voir crever,
Etouffés de dinde aux marrons."
( "Hexagone" )

Il est clair que Renaud déteste cette société, c'est pourquoi il a décidé qu'il ne se ferait jamais récupérer par celle-ci. Ainsi, également présente sur son premier album, "Société tu m'auras pas!", exprime son désir d'échapper à la corruption, à la démagogie et à tant d'autres choses qui caractérisent la société. Il veut vivre selon ses valeurs et ses principes:

"On les[Antoine et Bob Dylan] a récupérés,
oui, mais moi on m'aura pas.
Je tirerai le premier
Et j'viserai au bon endroit
J'ai chanté dix fois, cent fois,
J'ai hurlé pendant des mois,
J'ai crié sur tous les toits
Ce que je pensais de toi,
Société, société,
Tu m'auras pas."
("Société tu m'auras pas")

A travers cette chanson, on voit également apparaître un sentiment anarchiste. En effet , Renaud espère revoir apparaître la Commune[2]

"Demain, prends garde à ta peau,
A ton fric, à ton boulot,
Car la vérité vaincra,
La Commune[ou l’ anarchie] refleurira".
( "Société tu m'auras pas!" )

En fait bien que ces deux compositions peuvent déjà paraître suffisamment agressives et méchantes, Renaud est loin d'avoir réalisé l'œuvre par excellence où il "crache" toute sa haine contre toutes les institutions. En fait, il faut attendre 1980 et "Où c'est qu'j'ai mis mon flingue?" pour comprendre à quel point la rage de Renaud a pu être immense. Je tiens tout de même à signaler que Renaud a rapidement regretté cette chanson. En effet il s'est rendu compte qu'il avait dépassé les limites :

"Moi j'crache dedans, [dans le calot des flics’] et j'crie bien haut
Qu'le bleu marine me fait gerber,
Qu'j'aime pas l'travail, la justice et l'armée.
C'est pas demain qu'on m'verra marcher
Avec les connards qui vont aux urnes,
Choisir c'lui qui les f'ra crever.
Moi, ces jours-là, j'reste dans ma turne".
("Où c'est qu'j'ai mis mon flingue?")

Malgré la rudesse et le manque de modération de ses propos, on sent que Renaud a été frustré, voire trompé par la gauche, parti politique dans lequel il a pourtant voulu croire:

"Rien à foutre de la lutte des classes,
tous les systèmes sont dégueulasses !."
("Où c'est qu'jai mis mon flingue")

Cette même frustration politique est encore présente onze ans plus tard, dans sa chanson "L'aquarium", où il reproche la « trahison » de certaines personnes:

"Enervé par ces gauchos
Dev'nus des patrons bien gros"
( "L'aquarium" )

Aujourd'hui, Renaud ne crache plus sa rage comme autrefois, mais il aime tout de même faire allusion à notre société où l'argent est le seul but recherché. Ainsi sur son nouvel album, il exprime son désir de ne pas entrer dans ce système :

"Très loin des Stars Académiques
Et des Pop Stars de mes deux
Qui sont un peu à la musique
Ce que  le diable est au bon Dieu
[…]
Pour vivre heureux, je vis caché
Au fond de mon bistrot, peinard,
Dans la lumière tamisée,
Loin de ce monde de ringards"
("Je vis caché")

Pour conclure, j’aimerais dire que en tant qu’auteur réaliste engagé, il est normal de voir Renaud exprimer son point de vue sur la société. Comme vous avez pu le constater, ce thème est présent du premier au dernier album, ce qui illustre clairement l’importance que Renaud lui accorde. De plus, il me semble que contrairement aux sujets analysés précédemment, celui-ci ne fait pas preuve d’une grande évolution. En fait, celle-ci réside principalement dans la forme et la façon dont l’auteur fait passer les choses. En effet, les idées présentées et défendues restent identiques, mais la manière utilisée pour faire passer le message subit un changement de style qui devient de plus en plus poétique et de moins en moins teigneux au fil du temps.

[1] Voir la chanson "Pourquoi d'abord?" sur l'album "Marche à l'ombre"

[2] Commune de Paris: nom donné au mouvement et au gouvernement insurrectionnel mis en place par les Parisiens à l'issue de la guerre franco-allemande (1870-1871), du 18 mars au 27 mai 1871


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