Figures du peuple dans les chansons de Renaud : De l'exploitation à l'aliénation

par

Christian Le Bart


Sommaire



Grandeur du peuple exploité
Misère du peuple aliéné


Présentation de cette étude


Article

Depuis ses premiers succès en 1974, Renaud n’a cessé de se dire chanteur engagé et de revendiquer un ancrage à gauche sans réserve [1] . À l’image d’un Bruant qu’il cite jusque dans ses chansons, il s’est efforcé, contre cette autre tradition française qu’est la chanson de variété dépolitisée et désocialisée, d’invoquer le peuple comme figure à la fois sociologique (qu’il faut décrire) et politique (qu’il faut célébrer). Conformément aux canons du naturalisme, il entend mettre en scène le peuple, donner à voir les modes de vie populaires, pour en faire ressortir la grandeur méconnue. Ce populisme originel se décline selon deux énoncés fondamentaux qui valent définition du peuple : le premier affirme l’exploitation économique et sociale, le second souligne la grandeur morale des milieux populaires. Victimisation et grandeur sont inséparables : parce qu’il est exploité, le peuple ne peut que se constituer en classe solidaire, l’égoïsme bourgeois ne peut que lui être étranger. Dépossession économique et grandeur morale sont liées. L’objectif de cette chronique est de montrer comment cette matrice initiale, empruntée au marxisme classique, va évoluer au fil des années, à la faveur d’un glissement de la thématique de l’exploitation économique vers celle de l’aliénation culturelle, le peuple victime devenant peuple aveugle, le prolétaire devenant petit-bourgeois, ou, pour reprendre les termes du chanteur, le loulou se métamorphosant, au milieu des années 1980 [2] , en beauf [3] .

Grandeur du peuple exploité

Peu de chansons mettent directement en scène des ouvriers exploités. Lorsque c’est le cas (Son bleu [1994] [4] , Oscar [1982] [5]) , le chanteur décrit (à la troisième personne) la vieillesse pathétique d’hommes qui ont sacrifié leur vie sans rien en retour, ni reconnaissance sociale ou patronale, ni argent. Usés, ils sont mis en retraite sans ménagement. Leur disparition signifie la fin de la classe ouvrière. Sur un registre nostalgique, Renaud invoque Doisneau pour pleurer la mort du Paris populaire et du Temps des cerises (Rouge-Gorge [1988] [6] , Amoureux de Paname [1974]), il ressuscite les loisirs ouvriers (La pêche à la ligne [1985]), les petits métiers (Doudou s’en fout [1983]). Dans Banlieue rouge [1981], il décrit le quotidien d’une employée vivant « cité Lénine », qui aime M. Drucker et M. Mathieu (« au moins elle sait qui c’est »), qui lit Confidences et Guy des Cars (« mais elle comprend pas tout »), et qui joue au loto son numéro de sécurité sociale. Dans La mère à Titi, autre portrait de femme abandonnée, les gouts affichés sont certes moqués gentiment (« huitre-cendrier », « fruits en plastique vachement bien imités », « cornes de chamois pour accrocher les clés », « bestioles en verre, saloperies vénitiennes », « corrida sur un moche éventail », baromètre « crétin » avec « photo du chien », bondieuseries…), de même les lectures (Le Figaro, Nous Deux, catalogue de La Redoute, Le Grand Meaulnes), mais cette ironie n’induit aucun mépris. Elle se teinte d’estime pour une vie dont la grandeur, c’est tout le paradoxe du populisme, tient dans l’apparente petitesse (Mon nain de jardin [2002]). Car au-delà de cette pacotille fausse pointe l’émotion vraie, la détresse sincère causées par l’exploitation objective : « C’est tout p’tit chez la mère à Titi / C’est un peu l’Italie / C’est l’bonheur la misère et l’ennui / C’est la mort c’est la vie ». Contre les bourgeois « complices du pouvoir, des flics et des curés », Renaud chante les gens de peu, les petites gens, « la vie et les coquillettes, la musette et la bière » (Pourquoi d’abord [1980]), les bals populaires (C’est mon dernier bal [1978]), les musiques populaires (Germaine [1977]), l’enfance pauvre, « la boule à zéro et la morve au nez » (Le sirop de la rue [1994]).

Plus souvent pourtant, le personnage central des chansons de Renaud, qui s’exprime alors à la première personne du singulier, est un jeune loubard de banlieue, d’origine ouvrière certes mais non ouvrier lui-même, car condamné au chômage, aux petits boulots, aux trafics minables, et à la grisaille [7] . Le salut, pour les fils chômeurs comme pour les pères ouvriers, ne vient que de la solidarité entre dominés, solidarité plus souvent masculine que conjugale (La bande à Lucien [1976], Manu [1981]). La bande est valorisée aux dépens du couple ou pire encore de la famille, bourgeoise par essence. Elle se voit conférer une certaine grandeur, par son pouvoir de subversion de l’ordre social. Son territoire est l’espace public (rue, magasins, bistrots…), son langage est la violence (C’est mon dernier bal [1978]). Le chômage creuse le fossé entre la classe ouvrière traditionnelle et ses enfants, ces derniers affichant un mépris bohème de la valeur travail. La valorisation de la petite délinquance (et de ce que depuis on a appris à désigner sous le nom d’incivilité) est double : d’une part, en référence à l’exploitation économique, cette délinquance redistributive est juste ; d’autre part, par sa force subversive elle secoue l’ordre social, ce qui la rend politiquement efficace (Deuxième génération [1983] [8] ). L’exploitation économique de la classe ouvrière et de ses enfants confère aux uns et aux autres une innocence et une impunité qui s’étendent à tous les comportements populaires, dédramatisés ou sublimés : alcoolisme, infi­délité, machisme, lâcheté… Plusieurs textes valorisent explicitement la violence (Où c’est que j’ai mis mon flingue [1980]). La morale bourgeoise est systématiquement malmenée. Renaud chante les prisonniers (P’tit voleur [1991]), les déserteurs (Déserteur [1983]), les réfractaires au travail (Viens chez moi j’habite chez une copine [1981]), contre toutes les institutions de répression qui constituent les cibles habituelles de la sensibilité anarchiste : l’Armée, la police, l’usine ou le bureau, l’école, l’université, l’Église. Dans Chanson pour Pierrot [1978], Renaud rêve d’un fils qui n’irait pas à l’école, qui ne se laverait pas les mains avant de venir à table, à qui il apprendrait « les gros mots » (« On jouera au football, on ira au bistrot… Tu s’ras l’chef de ma bande, j’te r’filerai mon couteau / J’t’apprendrai la truande »).

La frontière entre exploiteurs et exploités, entre le peuple et les puissants, imprègne l’ensemble de l’œuvre. L’amour entre un jeune prolétaire et une bourgeoise ne peut surmonter la barrière de classe (Adieu minette [1976] [9] ). Une simple vendeuse de maillots de bain doit supporter « les pouffiasses de la conso’ qui croient… que la beauté s’achète » (Doudou s’en fout [1983]). Autre figure de l’exploitation dans le travail : l’héroïne de Banlieue rouge [1981] ramasse les chariots « sur le parking de Carrefour » [10] . Une diatribe antimilitariste prenant pour cible la marine se termine, autre exemple, par un mot d’excuse à l’endroit du « simple soldat brave matelot » (Trois matelots [1985] [11] ). Et le chanteur de prendre y compris pour cible la petite-bourgeoise qui compose son public (Société tu m’auras pas [1974], Camarade-bourgeois [1974]). En même temps, ces exemples montrent pourtant que la frontière amis/ennemis, exploités/ exploiteurs, prolétaires/bourgeois a perdu la limpide visibilité qu’elle pouvait avoir à la grande époque (réelle ou fantasmée) des conflits de classes. On voit se profiler la figure improbable d’une petite-bourgeoisie qui trouble le bel ordonnancement antérieur. Le monde de Renaud se peuple alors de créatures hybrides, coupables et victimes, insupportables et touchantes. La thématique de l’aliénation culturelle se substitue à celle de l’exploitation économique.

Misère du peuple aliéné

Ouvriers et bourgeois, même élargis respectivement à l’ensemble des catégories exploitées (employés, chômeurs, bidasses…) et exploiteuses (militaires, flics, décideurs politiques, cadres et riches en tous genres…) n’épuisent pas la distribution des rôles au sein de la petite comédie humaine qui se dessine texte après texte. Au fil du temps, peut-être parce que la posture consistant à se mettre en scène sous la forme d’un loubard révolté est de moins en moins tenable pour l’auteur-compositeur à succès, la sociologie de Renaud se fait plus accueillante aux classes moyennes dont il fustigera le mode de vie avec talent. Cette petite bourgeoisie occupe pourtant une position intermédiaire : elle est d’origine populaire, même si elle a abandonné les valeurs ouvriéristes qui alimentent la nostalgie populiste de l’auteur. Mais cette petite bourgeoisie rêve aussi de confort et d’ordre, elle est aliénée. Coupable d’aveuglement, elle est complice de la domination qu’elle subit. Les instruments de cette aliénation feront l’objet de dénonciations violentes : la télévision en général (L’aquarium [1991], Je vis caché [2002]), les journalistes tout particulièrement, le sport, les loisirs dans leur ensemble, plus précisément le petit monde de la chanson [12] . L’engouement populaire pour le Paris-Dakar est, par exemple, l’objet d’une violente dénonciation [13] . L’embourgeoisement est souvent fustigé par référence à l’alimentation : ceux qui ont faim se révoltent, « pendant qu’on étouffe / devant nos télés comme des crétins / sous des tonnes de bouffe » (Marchand de cailloux [1991]). Loisir populaire par excellence, la plage devient insupportable quand elle se peuple « d’enfants dérisoires, de crétins boutonneux, de lecteurs de France-soir » (Allongées sous les vagues [1988]). De même la télévision : « J’me suis regardé Dallas / Ce feuilleton pourri dégueulasse / Ça fait frémir le populo / De voir tous ces enfants d’salauds / Ces ricains véreux pleins aux as / Faire l’apologie du pognon / De l’ordurerie et de la crasse / Ils nous prennent vraiment pour des cons » (J’ai raté télé-foot [1981]). À l’horizon de cette critique, Renaud convoque la figure du beauf [1982],petit-bourgeois aliéné pour lequel il n’éprouve plus aucun tendresse. « Imbécile et facho », celui-ci n’a pourtant rien du bourgeois exploiteur. Il vit dans un « petit appartement », mais Renaud fustige son mauvais gout de demi-parvenu à la bonne volonté culturelle insupportable (« pompes en croco », « costard à carreaux », « Richard Clayderman », « VSD, Paris-Match, Télé 7 jours », « Chaque année il s’offre le prix Goncourt »). On est loin de la tendresse pour La mère à Titi. Mon beauf vote à droite, bat ses enfants et trompe sa femme. D’autres figures de « Français moyens » peuplent les chansons de Renaud : voisins d’immeuble aliénés par le racisme, la société de consommation [14] , les fausses idéologies libératrices post-modernes (Dans mon HLM [1980]) ; ou bien, sur un terrain plus directement politique, par le suffrage universel [15], le patriotisme étroit (Hexagone [1974]).

On passe ainsi de la célébration du peuple exploité et révolté à la critique acerbe d’un peuple embourgeoisé. Le mauvais gout ouvrier, gentiment moqué mais émouvant parce que sincère, fait place au mauvais gout petit-bourgeois violemment dénoncé comme factice. Renaud n’est plus très loin d’une posture aristocratique de mépris à l’égard des classes moyennes et des gouts populaires (sport, télé, consommation…). Il s’abandonne à une misanthropie qui ne distingue plus parmi « les hommes » (Fatigué [1985]).

La dénonciation de l’aliénation s’accompagne parfois d’un jugement plus nuancé sur les personnes, victimes d’être devenues coupables. Renaud, acceptant de brouiller les cartes politiques, se fait alors sociologue de la complexité : il peut plaindre un simple flic (La ballade de Willy Brouillard [1994]), serviteur objectif de « l’État » et des « patrons », mais finalement exploité lui aussi, vivant « entouré de béton / au milieu d’une jungle à la con ». Ou bien il compatit à la mort d’une jeune droguée victime des milieux « branchés » et coupable de s’être laissé entrainer dans « un monde d’imbéciles mondains » (P’tite conne [1985]).

Cette complexification suffit-elle à rendre obsolète la grille de lecture distinguant clairement bien et mal, bons et méchants, coupables et victimes ? Pas complètement. En effet, à mesure que les classes sociales perdent de ce point de vue leur consistance initiale, l’inspiration du chanteur se déplace vers de nouveaux objets. L’œuvre, délaissant un temps la sociologie de la France d’aujourd’hui, se peuple des visages exotiques. Les damnés de la terre, victimes et seulement victimes, empruntent leurs traits aux noirs d’Afrique du Sud à l’époque de l’Apartheid (Jonathan [1988]), aux Palestiniens ou aux Kanaks (Triviale Poursuite [1988]), aux enfants d’Ethiopie (Ethiopie [1985]) ou d’Amérique du Sud (Adios Zapata [1994]). Dans ce dernier morceau, les États-Unis sont jugés directement bénéficiaires (et donc responsables) de la narco-économie colombienne. À l’échelle élargie de la planète, les rôles de coupables et de victimes se recomposent. Parmi ces dernières, les femmes (Miss Magie [1985]) et les enfants (Morts les enfants [1985], Manhattan-Kaboul [2002]). L’invocation de ces derniers, figures universelles de l’exploitation, compense l’impossibilité d’en appeler désormais à un peuple devenu largement introuvable. À une nuance près toutefois : plusieurs chansons de Renaud témoignent d’une sensibilité régionaliste. Profitant du tournage du film Germinal, le chanteur enregistre un album de vieux airs populaires du Nord. Il emprunte également à la langue régionale (et à son accent) le temps d’un texte sur un quartier populaire de Marseille (La belle de mai [1994]). Mais l’entreprise est clairement nostalgique : le peuple a disparu. L’appel à la révolte ne peut que sonner faux dans une France embourgeoisée. Les loubards quadragénaires sont pathétiques (Loulou [1983]), le chanteur lui-même s’assagit : il refusait jadis d’envoyer son Pierrot à l’école, il s’en tient désormais, vis-à-vis de l’école, à une exigence réformiste [16] , « la haine ça n’apporte rien » (C’est quand qu’on va où ? [1994]).

Notes


Présentation de cette étude