Chapitre 2

1969 - 1974 : Amoureux de Paname

(traduction de l'anglais au français par Lydwine Fournier, avec l'aide de James Cannon)

La défaite politique du Mouvement de Mai 68 conduisit beaucoup de ses participants à rechercher de nouveaux exutoires à leurs impulsions révolutionnaires. La première moitié des années 1970 vit l’émergence de mouvements féministes et environnementaux aussi bien qu’une prolifération gênante de l’activité terroriste. De nombreux anciens soixante-huitards recherchèrent un éclaircissement à travers les voyages et le contact avec des cultures lointaines.

Renaud quitta l’école en mars 1969 et commença à travailler en juillet de la même année dans une librairie du Quartier Latin, la Librairie 73. Délivré des contraintes d’une éducation formelle, il commença à lire avec voracité. Il dépensa ses économies avec sa première mobylette après avoir vu le film de Dennis Hopper (1969) Easy Rider. La première traduction française du livre de Jack Kerouac, On the Road, parut deux ans plus tard et, comme le film de Hopper, encouragea la tendance auprès des Soixante-huitards désappointés à rediriger leur quête vers des destinations lointaines ou exotiques. Cependant, l’engagement de Renaud dans cette diaspora de jeunesse déçue fut de courte durée. Avec une bande de copains, il fonda dans les montagnes des Cévennes la Communauté Anarchiste Nesto-Makhno, une expérience qu’il décrira plus tard avec un humour pince-sans-rire :

Nous étions partis pour plusieurs années, l’expérience a duré au moins quatre jours. Un des potes en question nous avait convaincus que nous allions nous ressourcer en "faisant l’amour avec la nature". Deux jours avant le départ, il nous annonce qu’il emmène sa gonzesse. "Pour les soirs où la nature aurait la migraine…" (Renaud bille en tête, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 87)

En septembre 1972, Renaud quitta à nouveau Paris après avoir été renvoyé de la Librairie 73 en raison de ses fréquents retards, de ses absences et de son indulgence pour des voleurs à l’étalage. Planifiant de se rendre à Katmandou en auto-stop, il ne voyagea pas plus loin qu’Avignon, où il resta huit mois. En dépit de son premier attachement à la ville, il devint bientôt blasé et imagina partir l’année suivante pour l’Afrique du Sud ou le Chili. Pourtant, il retourna à Paris, le lieu de sa première expérience révolutionnaire et fit de Paris son domicile définitif.

Pendant les premières années de 1970, Renaud fréquenta deux milieux parisiens différents qui allaient fortement influencer sa direction future en tant que chanteur-auteur-compositeur. Dans son bar favori du Quartier Latin, le Bréa, il se lia à un groupe de jeunes délinquants similaires aux Blousons noirs qui avaient pris part aux émeutes de Mai 68. Fasciné par leur folklore – "la bécane, la baston, le casse du siècle" – Renaud adopta leur langage et leur style d’habillement "pour faire voyou et effrayer les bourgeois". Il découvrit par l’intermédiaire de ses nouvelles fréquentations le monde des grands ensembles, ce qui renforça sans doute son identification avec le milieu social décrit par Fouchet en Mai 68 comme "la pègre". A peu près au même moment, l’acteur Patrick Dewaere introduisit Renaud dans la troupe de théâtre de Romain Bouteille au Café de la Gare, le café-théâtre le plus connu de cette époque. Pépinière de la contre-culture des années 1970, les cafés-théâtres mettaient en évidence les aspects spontanés et collectifs de la production théâtrale et établissaient un lien direct, intimiste entre acteurs et spectateurs. Par ailleurs, les créateurs de café-théâtre cultivaient le style teigneux du langage oral utilisé par la jeune population des grands ensembles.

Renaud gagna ainsi l’entrée à la fois à un milieu social dont l’anti-autoritarisme et la délinquance lui donnait le sens de la continuité de l’expérience enrichissante de Mai 68, et à un milieu artistique intéressé par les possibilités d’expression des délinquants argots. A cette époque, il envisageait de devenir acteur plutôt que chanteur et accepta le rôle principal dans Robin des quoi ? (déformation humoristique de Robin des bois) au Café de la Gare. Cependant, son amitié avec Michel Pons, dont le père tenait le Bréa, le dirigea vers la chanson populaire.

Pons était un accordéoniste dont le répertoire incluait les classiques du musette des années 1920 et 1930. L’accordéon musette était une forme de musique hybride originaire des bals musette du quartier de la Bastille, dans le tournant du 20e siècle. Ce quartier avait une grande population d’immigrants, à la fois d’Auvergne et d’Italie. Les orchestres locaux jouaient dans les bals musette des danses folkloriques auvergnates traditionnelles, menées par une sorte de cornemuse connue sous le nom de cabrette.

Vers 1905, l’accordéon, plus mélodieux, importé par les Italiens remplaça la cabrette en tant qu’instrument principal dans ces orchestres. Adapté à une variété de pas de danses incluant la java, la valse et le tango, l’accordéon musette fournissait aussi un accompagnement musical à de nombreuses chansons réalistes.

La chanson réaliste, un genre plus ancien que l’accordéon musette, s’inspirait des goualantes et des complaintes criminelles colportées par les chanteurs des rues parisiennes à travers le 19e siècle. Aristide Bruant formalisa et commercialisa le genre dans les années 1880 et 1890 dans son cabaret de Montmartre, le Mirliton. Ses "chansons et monologues réalistes" évoquaient l’existence marginale des criminels, souteneurs, prostituées et vagabonds qui hantaient les faubourgs de Paris et la "zone" qui longeait les fortifications de la ville. Quelques-unes des chansons de Bruant présentaient une image tragique et brutale de la vie des bas quartiers de Paris; certaines évoquaient, au contraire, un monde idéalisé affranchi des contraintes de la moralité bourgeoise; beaucoup d’autres affichaient l’exubérance comportementale et linguistique de leurs protagonistes et semblaient avoir pour but d’humilier, d’intimider ou peut-être tout simplement d’émoustiller les membres les plus fortunés de la société. Bruant tira les qualités poétiques de l’argot exotique parlé par les marginaux de Paris et interpréta ses chansons sur le ton déclamatoire. Inversement, la musique qui accompagnait ses chants était basée sur le ton plutôt monotone des marches militaires, chants funèbres ou airs de chasse. Dans les premières décennies du 20e siècle, une nouvelle génération de paroliers influencés par Bruant produisirent des chansons réalistes à la chaîne. Bizarrement, ces chansons étaient quelquefois accompagnées par une romantique musique de salon. Le plus souvent, elles étaient arrangées sur les nouveaux rythmes entraînants et les mélodies dithyrambiques de l’accordéon musette.

Renaud était hypnotisé par la musique de Pons, laquelle, il le comprit plus tard, "a dû faire vibrer quelque chose dans mes racines". En effet, la maman de Renaud était une passionnée de musette et écoutait fréquemment ce genre de musique à la maison. Adolescent, Renaud avait rejeté l’accordéon musette, en partie parce qu’il associait celui-ci à la génération de sa mère et en partie parce qu’il était plus intéressé par la musique populaire contemporaine des années 1960. A 21 ans la redécouverte de la musique de son enfance lui inspira d’emprunter les vieux enregistrements de sa mère et de se familiariser plus profondément avec l’accordéon musette et à la chanson réaliste.

Renaud et Pons développèrent un répertoire qui incluait des chansons réalistes traditionnelles de la Belle Epoque et de l’entre-deux-guerres aussi bien que des chansons originales que Renaud avait écrites dans une veine similaire. Ils se produisaient dans les rues de Paris, sur les places publiques, dans les marchés et dans les cours des vieux immeubles. Rejoints par un deuxième guitariste en 1974, ils jouaient pour le public faisant la queue devant le Café de la Gare et furent engagés pour la deuxième partie du one-man-show de Coluche au Caf’Conc’, un café-théâtre sur les Champs-Elysées. Renaud fut remarqué à cette occasion par deux producteurs indépendants associés à Polydor, qui lui offrirent par la suite son premier contrat d’enregistrement.

Le premier album de Renaud sortit au début 1975 et contenait une série de ses propres chansons inspirées du genre réaliste. Dans La Java sans joie (1974) il annonçait :

Moi j’aime bien chanter la racaille,
La mauvaise herbe des bas quartiers,
Les mauvais garçons, la canaille
Ceux qui sont nés sur le pavé.
J’ai bien du mal à les chanter,
Tell’ement qu’elles sont tristes mes histoires,
Mais celle que j’vais vous raconter,
Elle fait même pleurer ma guitare

Né dans la pauvreté, le héros de Renaud se sent dans le crime comme un poisson dans l’eau. Après s’être fait une réputation de gangster, de noceur et de dandy, il a des démêlés avec la justice et finit sur l’échafaud. Renaud désigne les lieux qui cadrent le milieu de son héros – la Rue du Four,  Saint-Mandé, Ménilmontant et le Sacré-Cœur – et imite l’accent parigot et faubourien associé à ces quartiers. Il utilise avec plaisir et assurance l’argot pittoresque parlé par la pègre du passé, bien qu’il combine des termes archaïques tels que "surineur" (une personne habile à jouer du surin, du couteau), avec des expressions plus contemporaines comme "s’envoyer en l’air". Il semble même avoir inventé le verbe coloré "voyouter" – probablement sur la base de l’adjectif féminin "voyoute", plutôt rare – comme un synonyme de "faire voyou". La perspective fataliste, la précision géographique et l’argot exubérant de La Java sans joie rappellent fortement le style de Bruant.

Comme le suggère le titre de la chanson, les vers sont accompagnés d’un arrangement de java–musette. Le mouvement de la danse incarne à la fois l’hédonisme et à la circularité de la vie du protagoniste, bien que la combinaison de la musique joyeuse avec un mélodrame ostensiblement sans joie peut sembler étonnante. Les images sensuelles sont complétées par les envolées rhapsodiques de l’accordéon. L’accordéon constitue dans l’histoire elle-même une sorte d’arrière-plan intrinsèque aux exploits du héros :

Il commençait à s’faire un nom,
Et dans les petits bals musettes,
Lorsque jouait l’accordéon,
On voyait tourner sa casquette.
Il buta son premier larron
Alors qu’il n’avait pas vingt ans,
Le crime c’était sa vocation,
L’arnaque c’était son tempérament.

Ces vers font écho à la description d’Ambrose Bierce de l’accordéon comme un "instrument en harmonie avec les sentiments d’un assassin", que Renaud citait plus tard dans un de ses programmes de concert. Ils nous rappellent aussi que l’accordéon était considéré autrefois comme un instrument de dégénérescence morale. Associé non seulement à la pègre célébrée dans les chansons réalistes et aux étrangers (notamment les Italiens qui introduisirent l’instrument dans les bals de la Bastille) mais aussi, plus généralement, à des plaisirs effrénés, l’accordéon fut condamné par l’église catholique et, du moins au début, par les Auvergnats eux-mêmes.

A l’époque où Renaud écrivit La Java sans joie, l’accordéon avait perdu depuis longtemps sa nouveauté subversive, même s’il était encore associé à la culture ouvrière. Comme Renaud le rappela plus tard, l’accordéon était considéré dans l’industrie du showbiz comme un instrument d’autrefois :

"Il n’y avait quasiment pas de chanteurs ou chansons qui passaient à la télévision de rock qui utilisaient l’accordéon. C’était encore un instrument tabou, populaire, vulgaire, du peuple… avec tout ce que ça a de méprisable." (interview personnelle). Néanmoins, la reprise par Renaud de l’héritage musical de sa ville attirait un public diversifié et conséquent. Les passants, jeunes et vieux, répondaient avec enthousiasme aux chansons réalistes qu’il interprétait avec Michel Pons dans les rues de Paris. Les producteurs de son premier album croyaient fermement aux possibilités de commercialisation de telles chansons, quand bien même il vendit seulement quelques milliers de copies dans sa première année de sortie.

Qu’avaient-ils, ses vieux tubes de la Belle Epoque et de l’entre-deux-guerres qui attiraient à la fois Renaud et les auditeurs des milieux des années 1970 ?

Pascal Ory écrit que le goût de la rétrospective était une caractéristique significative de la culture populaire pendant cette période et suggère que les gens se tournaient vers le passé pour échapper à un sentiment envahissant d’incertitude provoqué par l’effondrement des idées révolutionnaires, l’émergence de la récession économique et une crise esthétique qui défiaient les valeurs de la culture avant-gardiste. Pour Louis-Jean Calvet, universitaire et critique de musique, la dimension rétrospective du répertoire de Renaud ne représentait pas un désir d’évasion; au contraire, elle avait quelque chose de dynamique :

Java, valse musette, tango, Renaud chante comme dans Casque d’Or, ce merveilleux film, avec en sus la langue verte de Bruant retrouvée jusque dans les rimes. Il chante mal comme ce n’est pas permis, joue de la guitare comme un pied, mais, derrière les musiques approximatives et les textes un peu légers de ce gavroche anarchiste, on sent quelque chose à naître, en marge des grands courants de la chanson d’aujourd’hui. Délibérément rétro dans la forme, mais rétro au bon sens du terme, un rétro qui nous ramène à la chanson populaire du début du siècle. (Renaud par Jacques Erwan, p. 34-35)

Renaud lui-même croyait clairement que le passé pouvait enrichir et égayer le présent. Dans Ecoutez-moi les gavroches (1974), il encourageait les enfants des grands ensembles à reprendre possession de leur ville en explorant ce qui restait de ses sites historiques :

Traînez vos pieds dans les ruelles,
Dans les vieux bistrots, dans les cours,
Et sur les pavés éternels
Qui n’ont pas quitté les faubourgs.

Allez respirer sur la Butte
Tous les parfums de la Commune,
Souvenirs de Paris qui lutte
Et qui pleure parfois sous la lune.

Ecoutez-moi les gavroches,
Vous les enfants de la ville :
Non, Paris n’est pas si moche,
Ne pensez plus à l’an 2000.

La chanson réaliste et l’accordéon musette étaient l’équivalent musical de ces vestiges tridimensionnels de l’histoire parisienne et aidèrent à restaurer un sens de la couleur et des fonds de l’histoire qui avaient été détruits par les grands ensembles. On peut imaginer les amis délinquants de Renaud s’identifiant fortement aux mauvais garçons, marlous et apaches de la chanson réaliste. On peut aussi imaginer leur fascination en découvrant que le terme familier "zone" fréquemment associé aux grands ensembles les plus délabrés, désignait autrefois un espace différent, où des conditions de vie épouvantables pouvaient être compensées par un décor pittoresque et par un sens de la convivialité :

Y’a des tas d’citoyens amoureux d’la nature
Et qu’ont pas les moyens de voyager
Ils la connaissent seulement par la littérature
La rive où fleurit l’oranger
Ils n’rêvent que d’s’en aller dans les landes en Bretagne
Dans les auberges à coups d’fusil
Sans s’douter qu’il existe un vrai pays d’cocagne
A dix centimètres de Paris

Sur la zone, mieux que sur le trône
On est plus heureux que des rois
On applique la vraie République
Ils vont sans contraintes et sans lois
Y a pas d’riches et tout l’monde a sa niche
Et son petit jardin tout pareil
Ses trois pots d’géraniums et sa part de soleil
Sur la zone

Sur la zone (M. Hely et J. Jekyll), enregistrée en 1933 par la grande chanteuse réaliste Fréhel et plus tard reprise par Renaud, fit l’ancienne zone bien plus idyllique qu’elle ne l’était réellement. Cependant, comme Adrian Rifkin le démontra, dans les vieilles photos de la zone, "c’est possible d’imaginer… ne serait-ce qu’un rêve de pauvreté et de liberté, de magasins bon marché et de salles de bal, lilas et frites… l’alcoolisme, la tuberculose, les assassinats et la racaille sont seulement une part de la vie ici." Lorsque la démolition de l’ancienne zone débuta en 1919, beaucoup de zoniers (habitants de la zone) étaient peu disposés à déménager dans les nouveaux immeubles résidentiels subventionnés par le gouvernement et construits sur ou proche de leurs vieux quartiers. Avec l’apparition des massives et chaotiques banlieues tentaculaires de l’entre-deux-guerres, le terme zone acquit un sens plus général et en vint à désigner "Banlieue misérable des grandes villes, en particulier de Paris, peuplée de chômeurs, de clochards et de marginaux". Quelques chansons réalistes de l’époque étaient remplies d’envie nostalgique pour l’ancienne zone, qui disparaissait graduellement. Rifkin prétend que la démolition de cette zone, qui avait pu être vécue comme une véritable perte par les zoniers eux-mêmes, était cyniquement exploitée par des auteurs réalistes – beaucoup desquels venaient d’un milieu bourgeois – et par une industrie du spectacle avant tout intéressée à la commercialisation perpétuelle de la nostalgie comme une commodité. Cependant, comme le suggère Ray Pratt :

Le désir d’un passé situé quelque part et de liens à un lieu qui soit réel semble être un désir important que la musique populaire a continuellement chanté et qui donne à celle-ci une partie de son attraction comme une critique utopique d’une vie contemporaine de plus en plus déracinée. (Rhythm and Resistance: Explorations in the Political Uses of Popular Music, Ray Pratt, Praeger, New York, 1990)

Ceci était encore plus vrai pour le public qui avait connu les bouleversements urbains des années 1950 et 1960 et l’environnement déshumanisant des grands ensembles. Les derniers vestiges de l’ancienne zone furent démolis des deux côtés de la Porte de Champerret en 1970 pendant que les problèmes associés à la zone contemporaine des grands ensembles commençaient à émerger dans l’esprit public comme une grande question d’actualité.

Quand il était enfant, pendant que sa mère écoutait les classiques réalistes de l’entre-deux-guerres, Renaud passait des heures à jouer avec des copains dans les terrains vagues de l’ancienne zone à Montrouge, près de la maison familiale. A l’âge adulte, les chansons réalistes avaient non seulement des liens nostalgiques avec son enfance, mais offraient aussi une voie indirecte pour exprimer son identification avec ses nouveaux amis délinquants. De plus, l’évolution historique de la chanson réaliste avait rapproché "les classes laborieuses" des "classes dangereuses" d’une manière qui pouvait résonner avec un ancien soixante-huitard.

La suite de cette traduction prochainement


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