Des gros mots

Des mots d'enfant

 

Les gros mots c'est notre vice à nous les gosses, notre interdit, un vrai délice, presque aussi bon qu'un "Mistral gagnant".

 

C'est vrai que c'est comme un bonbon, on le laisse longtemps dans sa bouche, on le fait fondre, on le retourne du bout de la langue et à force de le retourner ça devient du chewing-gum, pis on fini par le cracher « Merde !!!>>.

 

Pourquoi appelle-t-on ça un gros mot d'abord ? C'est sûr que dans la bouche ça tient davantage de place, que pour les dire il faut ouvrir grand la bouche, mais tout d'même. Et pis attention il faut pas se faire piquer par les grands, sinon... ou qu'il y ait une fille à coté pour moucharder et crier tout haut au professeur « Oh ! la ! la ! Il a dit un gros mot monsieur! ».

 

Ma première approche avec les textes de Renaud fut celle là. Avant je pensais que pour faire de la poésie, pour écrire de belles choses, il fallait connaître des mots compliqués étrangers à nos conversations. Et puis un jour une copine que tout le monde appelait la pépette ( Ce n'est qu'après que j'ai compris pourquoi) me passe une cassette. Je rentre chez moi, appuie sur la touche 'Play' de mon radiocassette et laisse cette voix alors inconnue me chanter

 

«Femmes du monde ou bien putains

qui, bien souvent, êtes les mêmes

Femmes normales, stars ou boudins

femelles en tout genre, je vous aime »

 

J'avais quatorze ans, ces quelques vers sans que je le sache allaient changer toute ma vie. Je comprenais tout, pas un mot que je ne connaisse, une syntaxe simple, une expression fluide et putain me dis je « Que c'est beau ! »

Il y avait même des gros mots. Tout ce qui nous était interdit en classe, je le retrouvais là.

 

Je ne ferai pas une étude linguistique de l'oeuvre, d'autres l'ont déjà  faite, et je n'ai pas la prétention de pouvoir faire mieux. Je veux juste mettre en évidence l'importance de son vocabulaire, de son langage.

 «La différence Renaud, c'est le texte de Renaud, c'est la langue de Renaud. » cette phrase extraite du livre Renaud l'album est une nouvelle fois de Thierry Séchan.

Dans cette partie sur les mots, il donne la variété des catégories répertoriés ( Ce travail a été fait par une étudiante de Bruxelles, Nicole Braekman )  familier, populaire, argotique, vulgaire. Auxquelles s'ajoutent les anglicismes, les noms de marque, le parler enfant, etc. Les limites, les définitions sont parfois difficiles à établir.

Et puis Renaud mélange tout ça avec tellement de talent, de génie, qu'il réinvente un langage celui des bistrots, des rues, du peuple vivant et debout. En perpétuel évolution cette langue n'est pas faite de contrainte mais de possible, c'est la liberté qui parle et ça donne

                    « Quand l'baba-cool cradoque

est sorti d'son bus Volkswagen

qu'il avait garé comme une loque

devant mon rade,

j'ai dit à Bob qu'était au flipp.'

Viens voir le mariole qui s'ramène,

vise la dégaine,

quelle rigolade !

Patchouli-Pataugas, le Guide du routard dans la poche,

Aré-Krishna à mort, ch 'veux au henné, oreille percée,

tu vas voir qu'à tous les coups

y va nous taper cent balles

pour s'barer à Katmandou,

ou au Népal. »

( " Marche à l'ombre " )

 

Originalité, fraîcheur et rythme. Ils ne coulent pas mais jaillissent comme une source  alpine. Et l'on a beau aimer la bière, le vin, les alcools forts et détester une carafe d'eau, personne ne résiste  à l'envie d'aller tremper ses lèvres dans l'eau glacée d'un torrent que la terre nous sert sur un plateau.

Dans le chapitre sur la nostalgie nous évoquerons ce pouvoir de retour à l'enfance par les mots. Car employer des expressions de môme c'est jouer un rôle, celui qu'on nous avait confié à la naissance.

Lorsque nous apprenons à parler, les mots sont des objets en eux-mêmes,  d'un caractère magique.  Ils restent liés à la voix qui les a prononcés, au lieu où nous les avons découverts, à l'odeur de cet instant. Ils sentent encore le neuf.  Objets nouveaux dont le fonctionnement, l'usage ainsi que les pouvoirs ne nous sont pas bien connus, dont l'utilisation est imprécise, ils deviennent des jouets.

Nous transgressons alors les règles sans même le savoir «Dès que le vent soufflera je repartira », nous inventons : « Et moi, j'avais la deuze » ( " Près des autos tamponneuses " ), nous prenons plaisir à parler, nous usons, nous abusons du nouveau jouet. L'expression " Tout nouveau, tout beau " s'applique ici parfaitement.

Les jeux de mots sont des jeux d'adultes, une tentative de retrouver ce plaisir primitif : «Elle était bien gamine , mais, comme disait Bourvil, / y'a beaucoup d'gens gamins » ( " Mélusîne " ). C'est là une des essences de la poésie. Cette mauvaise maîtrise n'en finit pas de nous étonner et surtout de nous plaire.

Dans le dernier album, A la belle de Mai, Renaud a repris d'ailleurs une de ces expressions pour le titre d'une chanson, même pas de son cru mais qu'il a piqué à une petite fille sans défense   « Merci ...  à mon pote Vincent  qui m'a raconté l'histoire d'une petite fille qui a VRAIMENT demandé à son papa "C'est quand qu'on va où ? ". » ( Pénultième page de la pochette).

 

Ajoutons que dès notre plus jeune âge, nous ne manquons jamais de vocabulaire, le monde s'affine, se découpe au fur et à mesure  que  le  nombre  de signifiants en notre possession s'accroît. " Manman " à la naissance c'est à la fois une table, une fleur, du bleu, de l'eau, c'est tout, c'est le monde unifié en un mot.

Avec le temps, l'usage et la répétition, ils s'apprivoisent, se classent, se rangent d'eux même. Le facultatif devient l'obligatoire, la neige  de l'eau glacée, nous tombons dans l'utilitaire, dans le mécanique.

 

Vision pessimiste et théorique car en fait les mots n'en finissent pas  de  se déshabiller, éternel strip-tease qui entretient notre désir, notre  émerveillement. Mais le niveau n'est plus le même, le manteau est déjà tombé, le pull aussi.

C'est pourquoi  les  expressions  enfantines,  employées  par  Renaud contribuent justement à retrouver cette femme-langage habillée comme à un 1 décembre, ouvrant juste ses habits pour laisser passer son sein nourricier, qui abreuve ses sillons d'un lait maternel.