Renaud - les albums, analyse personnelle

Morgane de toi (1983)

Les deux ans qui se sont écoulés depuis la sortie du "Retour de Gérard Lambert" ont sans doutes été parmi les plus importants dans l'évolution de Renaud. En effet, jamais jusqu'ici la transition entre deux albums consécutifs de l'artiste n'avait été aussi marquée. Nous sommes ici en présence d'un Renaud au sommet de son art, fort de ses six premiers albums et loin d'être à court d'idées, au contraire. Textuellement, l'album est dans la lignée des deux précédents, mais sonne plus léger, plus naturel. Musicalement, la différence est énorme. En effet, l'album a été enregistré aux Etats-Unis - comme le sera "Mistral Gagnant" - et cela se sent, s'entend. Le son fait plus commercial, plus pro. Les musiciens jouent froidement mais parfaitement ce qu'on leur a demandé. C'est aussi l'époque des premiers grands clips de Renaud, dont le "Morgane de toi" de Gainsbourg. A l'aide de ces ingrédients, c'est un album truffé de hits potentiels qui nous est proposé ici. Et de fait, aujourd'hui encore, de nombreuses chansons qui le composent font l'objet de reprises dans les concerts de Renaud. Un incontournable donc !

1. Dès que le vent soufflera

C'est avec un mi mineur plaqué sur une guitare sèche que la chanson nous accueille. "Dès que le vent soufflera" est une chanson extraordinaire, un véritable accoutumant à Renaud. Je ne compte plus les copains que j'ai convertis grâce à cette chanson. Je ne compte pas les gens qui répondent "c'est la mer qui prend l'homme" quand on commence à chanter "C'est pas l'homme qui prend la mer...". En quelques secondes, l'album se révèle. On sent la rigueur, le professionnalisme, l'artiste qui maîtrise un peu mieux son art à chaque nouvel album. Certains disent que cette chanson est une forme d'hommage à Hugues Aufray où l'élève aurait dépassé le maître. Il y a peut-être un peu de cela mais c'est surtout pour l'auteur l'occasion de nous faire partager une de ses passions: la navigation. Et tout fonctionne merveilleusement bien. La musique emmenée par l'accordéon d'un Jean-Louis Roques, qui s'affirme ici comme un incontournable dans la musicalité renaudienne, colle parfaitement aux paroles et ces dernières, bien qu'assez neutres et sous-engagées, remplissent parfaitement leur seule mission: "sonner vrai". Renaud reste cependant Renaud et gratifie ses refrains de fautes de français voulues, qui sont à cette chanson ce qu'est son grain de beauté à Cindy Crawford, ainsi que de jeux de mots démystifiants. Aujourd'hui, cette chanson est toujours une des plus attendues lors des concerts et le sera encore sans doutes longtemps. A ne rater sous aucun prétexte donc ! Je terminerai par une question: de cette chanson a été tiré un vidéoclip qui a été pour moi la première occasion de voir Renaud "mobile", et je me souviens qu'on le voyait devant la statue d'un marin qui semblait scruter le lointain... qui peut me dire où cette statue se trouve ? Merci d'avance !

2. Deuxième génération

Deuxième chanson de l'album, "Deuxième génération", loin d'être une chanson de deuxième zone, est un véritable deuxième chef-d'oeuvre de l'album ! Il faut dire que la chanson profite de l'expérience d'autres chansons que nous avons croisées dans les albums (ne devrait-on pas dire "alba" ?) précédents pour ne pas réitérer les mêmes erreurs et c'est une oeuvre pleinement aboutie qui nous est livrée ici. La musique, sobre à souhait mais magnifique, révèle le côté "à plaindre" et désespéré du personnage. Les paroles ont gardé le côté narratif que Renaud sait si bien manipuler mais sont calculées au plus juste et se fondent magnifiquement dans l'ensemble. La construction n'est pas en reste et renforce encore la cohésion de l'ensemble. Et aujourd'hui encore, le récit de la vie de ce fils d'immigré perdu dans la modernité et la réalité est toujours aussi attendu par les fans lors des concerts. A ne rater sous aucun prétexte non plus donc...

3. Pochtron

Renaud ne l'a jamais caché, il aime la dive amphore et "Pochtron" semble sous ce point de vue, une chanson parfaitement autobiographique bâtie sur l'ensemble de ses non-souvenirs. Que dire d'autre si ce n'est que cette chanson doit se sentir à l'étroit entre deux oeuvres majeures de l'album mais s'en sort plutôt bien. Une musique bien sympathique, bien que pouvant faire office de caricature de la chanson française aux yeux des étrangers (je pense en particulier aux Américains qui assimilent volontiers la chanson française à un accordéoniste qui joue devant un bateau-mouche dans la brume d'un matin parisien !), des paroles bien construites autour d'une histoire bien narrée, quelques trouvailles qui font d'une chanson une chanson de Renaud. Bref, une chanson qui me plaît beaucoup mais qui ne ressort plus très souvent en concert, la faute sans doute à la concurrence !

4. Morgane de toi

Chanson ayant donné son titre à l'album, "Morgane de toi" est un véritable incontournable de Renaud, présent dans pratiquement chaque concert depuis sa création. Plus que çà, la phrase mélodique principale de la chanson d'introduction fait partie aujourd'hui de la culture musicale française. Pourtant, si l'on prend du recul, on constate que la mélodie, sans les paroles, ou les paroles, sur une autre mélodie, n'auraient vraisemblablement pas eu le succès qu'elles ont connu ensemble. Peut-être est-ce là le véritable miracle de cette chanson, cette osmose un peu forcée mais qui se réalise à la perfection dans la bouche de Renaud. Une autre chose a un peu aidé la chanson: il est assez rare d'écrire une chanson si vraie, sur le simple regard d'un père qui regarde jouer sa fille dans un bac à sable. Nous sommes à mille lieues des habituels chagrins d'amour. C'est à une projection super-8 de la vie de sa fille que Renaud nous invite et nous invitera, album après album. Ce partage d'intimité avec son public est aussi une caractéristique marquante de Renaud et se renforcera au fur et à mesure des albums qui suivront. En attendant, ne nous privons pas de réécouter une fois de plus cette chanson...

5. Doudou s'en fout

Renaud a replongé la main dans la pochette surprise des musiques des îles où il avait déjà puisé la mélodie du 'Père Noël noir" pour en tirer la ligne musicale de cette chanson. Mais cette fois-ci, il a eu la bonne idée d'y coller des paroles en relation et cela se sent immédiatement. Même si la scène se passe à Paris, l'histoire de cette "Doudou" qui n'attend qu'une chose: prendre des vacances pour revoir son pays, est totalement crédible ! Deuxième chance pour la chanson, la musique est légère, vivante, agréable à écouter et reste en tête. Bref, une chanson sans doutes destinée à faire office de bouche-trou mais que l'on retrouve encore aujourd'hui dans les concerts de l'artiste, avec plus ou moins de réussite (autant j'aime la version du live 'Paris - provinces', autant je grince des dents devant l'inutile solo de batterie de la version CD du 'Retour de la Chetron sauvage'). Bref, une chanson a découvrir et à faire découvrir, surtout à ceux qui ne connaissent pas ou ne croient pas aimer Renaud, tant l'ensemble à un capital sympathie important.

6. En cloque

Ce que je n'aime pas aux CD par rapport aux bons vieux vinyles, c'est qu'il n'y a plus de face A, ni de face B. Au plus trouve-t-on parfois un disque A et un disque B, comme pour certains lives. Ainsi donc, pour les albums "studio" sur un seul CD, on se retrouve de plus en plus avec un titre accrocheur en première position et très vite un énorme ventre mou qui parfois s'étend jusqu'à la dernière plage. Parfois, de ce ventre mou, sortent l'un ou l'autre tube mais ces plages profitent souvent d'un matraquage médiatique réalisé dans les règles de l'art et se seraient probablement perdues dans les autres sans cette aide. Il manque en fait cette rupture de rythme qu'imposait le changement de face et l'opportunité, pour une chanson, d'être la première chanson de la face B, avec toute la responsabilité que cela sous-entendait. Je pense que nous sommes ici en présence d'une chanson destinée à être la première plage de la face B de l'album. A chaque fois que j'écoute cette chanson, j'ai l'impression que l'on vient de remettre un compteur à zéro. La chanson en elle-même semble un peu anachronique, parler de sa femme enceinte quand, deux chanson avant, on accompagnait sa fille au bac à sable, semble de prime abord un peu maladroit. Et puis, si on repense au fait que la première chanson d'une face se doit de séduire l'auditeur, on se rend compte que le choix est parfaitement réalisé. Autant "Dès que le vent soufflera" jouait dans la catégorie "grandiose hurlant", autant "En cloque" joue à fond la carte de l'intimité. Quand j'entends cette oeuvre, j'imagine un clip en noir et blanc ou peu saturé en couleurs, sombre, dans l'espace clos d'un appartement parisien dénudé, où Renaud se limiterai à apparaître dans les ombres, observant passivement sa femme qui ne serait jamais totalement visible à l'écran. Et c'est là toute la magie de cette chanson: l'ambiance extraordinaire d'intimité qui en ressort. Nous accompagnons le chanteur dans les affres de la paternité imminente et partageons ses sentiments. Les garçons se sentent solidaires, les filles demandent pardon même si, tous comptes faits, c'est la nature qui veut ça ! Bref, un parfait mélange entre des paroles qui oscillent intelligemment de la douceur romantique aux dents de scie et une musique qui les met encore une fois parfaitement en valeur. Encore aujourd'hui, cette chanson est reprise en choeur par les fans lors des concerts, un peu à la façon Bruel, mais en moins forcé. Une superbe chanson donc !

7. Ma chanson leur a pas plu

Nous sommes riches par nos différences, du contraste naît souvent la qualité. Renaud semble ici appliquer à la lettre ces deux pensées. Après le calme et le sérieux de "En cloque", avant le calme et la gravité du "Déserteur", voici un festival de guitares électriques, de solos de saxophone et de rythmes effrénés, le tout au service de paroles qui jouent à fond l'humour second degré. L'histoire en elle-même ("à qui vais-je pouvoir vendre mon surplus de chansons ?") sert avant tout de prétexte à Renaud pour pouvoir gentiment égratigner, caricaturer, certains de ses collègues et néanmoins amis. Ainsi, Renaud ajoute ici une nouvelle corde à son arc: l'imitation stylistique. Et cela marche. Peut-être trop bien d'ailleurs. L'ensemble sonne quelque peu incohérent, que ce soit d'un couplet à l'autre ou dans le rapport musique assourdissante / paroles. Il ressort de tout cela une chanson mal équilibrée où l'humour se perd rapidement. Ainsi, comme on pouvait s'y attendre, la carrière scénique de cette chanson fut brève et s'est limitée à ce jour à une courte apparition sur le medley du live "Le retour de la chetron sauvage". Dommage, car encore une fois, l'idée débordait d'originalité, seul Renaud pouvait... Dernière anecdote: dans le couplet dédié à Cas-Brêle, Renaud fait ressortir le mot "CAIlloux" comme le fera ressortir Laurent Gerra quinze ans plus tard. La comparaison est amusante et je vous la conseille. Inspiration, plagiat ou simple constatation ?

8. Déserteur

Chanson Canada-dry. Elle a le goût, l'apparence, le fond du "Déserteur" de Boris Vian mais le tout nous est ici mijoté à la sauce Renaud. Ainsi, sur le délicat sujet de l'opposition au service militaire obligatoire, Renaud nous sert ici une chanson engagée comme peu de ses chansons l'ont été jusqu'à maintenant mais d'une discrétion et d'un calme qui tranchent avec l'intensité des paroles. Ce contraste un peu déroutant au premier abord est bien vite balayé lorsque l'on se rend compte que le narrateur de la chanson - que l'on imagine facilement pacifiste, contestataire, marginal et provoquant - nécessitait ce genre de construction littéraire. Selon mon expression favorite, le fond rejoint encore un fois la forme. Malheureusement, la musique - qui semble provenir d'une tentative de slow nostalgique avortée - vient un peu déséquilibrer l'ensemble. Cela explique peut-être, en plus de l'évolution des mentalités et des réalités, le peu de succès qu'a connu cette chanson sur scène. Si mes souvenirs sont exacts, le seul enregistrement de cette oeuvre en concert se trouve sur l'album "Paris-Provinces", soit quinze ans après sa sortie. De plus, cette présence se justifiait essentiellement par l'aspect "nostalgie quand tu nous tiens" que voulait faire ressortir ce live. Dommage donc. Il résulte de tout cela une chanson qui mérite une audition attentive mais qui n'est jamais parvenu à se classer parmi les incontournables de l'artiste.

9. Près des autos tamponneuses

Après Gérard Lambert, après Germaine, après Angélo et Slimane, voici un nouveau personnage qui pointe son nez dans l'univers Renaudien: la Pépette. Cette Ginette d'avant la lettre, belle soeur potentielle de Gérard Lambert, est suffisamment improbable, irréaliste, pour justifier son apparition dans des chansons vouées au divertissement. Ainsi, nous la retrouvons un première fois sur une de ces "Autos-tamponneuse", situation anti-romantique s'il en est. Le tout sur fond d'histoire d'amour ridicule, voire minable. Toute la chanson n'est qu'un énorme gag, passant en permanence du non-sens au pseudo-improvisé. Suivre la trame est une entreprise hasardeuse, deviner à l'avance une rime relève de l'exploit pur et dur (essayez avec quelqu'un qui ne connaît pas les paroles). Enfin, les jeux de mots sont nombreux et d'une lourdeur qui me rappelle les interventions de "Pompom" dans "La classe", cette émission hautement intellectuelle, présentée par le délicat Fabrice et qui passait sur FR3 (à l'époque) à une heure où les esprits anesthésiés par le contenu de l'estomac acceptaient à peu près n'importe quoi. Il n'empêche, la chanson révèle un capital sympathie assez important et se laisse écouter confortablement. Et, si l'on ne rit pas franchement, le sourire est pratiquement permanent. Une bonne petite chanson sans aucune prétention donc.

10. Loulou

Vous rappelez-vous de la chanson "La bande à Lucien" sur l'album "Laisse béton" ? Hé bien nous voici en présence d'une chanson fort semblable dans son fond et sa construction. Un peu comme si Renaud avait besoin, périodiquement, de faire le point sur la vie qui se passe et le temps que l'on n'a pas le temps d'apprécier avant de le regretter. Dans les deux cas, Renaud parle à un ami de la nostalgie du bon vieux temps. Première différence: Renaud ne parle plus d'une bande de jeunes mais d'un ancien jeune en particulier. Nous avons ici encore une fois le signe de l'évolution du personnage, passé définitivement du loubard au bon pote de bar et papa rangé. Seconde différence: le style. Si "La bande à Lucien" se chantait doucement à la guitare, comme un adieu de Renaud à une première période de sa vie, Loulou" sonne beaucoup plus ambitieux et fait intervenir un élément que l'on acquiert avec l'expérience: la fatalité. La musique "hard-rock" renforce cette impression de violence temporelle contre laquelle on ne peut rien, et ce même si ce choix n'est pas des plus pertinents: Renaud n'a jamais été et ne sera jamais à l'aise dans le "hard-rock". La chanson n'a jamais été reprise en concert, mais je pense que ce n'était pas sa vocation première. A découvrir donc.

C'est sur un solo de guitare électrique que se termine l'album. La musique semble s'éloigner et nous invite à la suivre. Renaud vient de franchir une étape importante de sa carrière: il possède maintenant un album de classe internationale (francophone), une référence incontournable dans la chanson française. La mélodie vient de tourner à gauche après le coin. Essayons de la rattraper. Qu'allons-nous découvrir derrière le mur ? Un oreiller de lauriers ou une confirmation ? C'est ce que nous découvrirons dans le prochain album.