Renaud - les albums, analyse personnelle

Putain de camion (1988)

Album à part dans la carrière de Renaud, "Putain de camion" se trouve pris en sandwich entre le triptyque "Retour de G. Lambert, Morgane de toi, Mistral Gagnant" et ce qui s'annonce comme un triptyque "Unplugged" de l'artiste (Marchand de Cailloux, A la Belle de Mai et ???).. L'album nous est livré comme un faire-part. Coluche, avec qui Renaud était lié, est décédé deux ans auparavant en ne pouvant éviter un camion avec sa moto. Le titre de l'album était ainsi tout trouvé. Toutefois, l'album n'est pas explicitement dédié à Coluche, mais à ses deux fils: Marius et Romain. Musicalement, une chose frappe tout de suite l'oreille quand elle écoute l'album: la musique est assez artificielle. Nous ne sommes pas encore au niveau extrême, aussi appelé "Depeche-Mode", mais nous nous en rapprochons. Exit donc les musiciens américains, place aux synthétiseurs et autres boîtes à rythmes (pour des raisons financières et de mode, sans doutes). Cet album a également été voulu 'sans recours aux médias pour sa promotion' et ce choix s'est ressenti dans les ventes. Il reste de tout cela un album que l'on pourrait qualifier de "bon", mais qui marque un bémol par rapport à l'album précédent. La fin d'une époque sans doutes.

1. Jonathan

Je me rappelle d'une émission, un samedi soir, je pense qu'il s'agissait des "Enfants du rock" sur "Antenne 2". On y voyait un Renaud visiter l'Afrique du sud avec, pour guide, un chanteur blanc aux cheveux bouclés. On y voyait toutes les injustices du pays et la misère débordait de partout. "Jonathan" en est vraisemblablement une conséquence. En effet, le chanteur blanc dont je parlais ci-dessus, et à qui la chanson est dédiée, s'appelle "Jonathan Clegg" alias "Johnny Clegg". Jonathan Clegg se voulait "délateur des injustices sud-africaines", ce qui en faisait le pendant de Renaud pour cette partie du monde. La chanson nous accueille donc avec un chant zoulou familier à Johnny Clegg. Très vite cependant, une rythmique bien plus européenne prend le dessus pour ne plus le lâcher. Les paroles sont alors l'occasion pour Renaud de justifier sa réputation de chanteur engagé en tirant à boulets rouges sur ce bas monde. Le chanteur évite néanmoins la faiblesse des attaques gratuites. Ses dénonciations sont précises et sans équivoques. La musique est un peu le faible de la chanson. La mélodie n'est pas très agréable à chanter, car peu "fluide", formée d'une succession de double syllabes. Seul un passage que l'on pourrait considérer comme refrain, avec des chants zoulou en contre-chants, se détache du reste. Quant à l'orchestration, je la trouve un peu creuse, la faute sans doutes à l'ambiance électronique. En concert, Jonathan n'a jamais dépassé le stade du concert de promotion à l'album, mais la chanson mérite néanmoins l'écoute, ne serait-ce que pour son contexte.

2. Il pleut

C'est une chanson que l'on peut qualifier d'adorable. Lolita a grandi depuis le bac à sable de 'Morgane de toi' et les premières ballades de 'Mistral Gagnant'. Son caractère s'affirme. Cela permet à Renaud de nous livrer une nouvelle page de sa vie de père: les premières disputes parents/enfants. La musique, dépouillée mais légère, douce, agréable, retranscrit merveilleusement bien la colère tendre qui prévaut en ce genre de circonstances. Les paroles sont, cette fois, un peu en retrait et donnent parfois l'impression d'avoir à faire à un remake de 'Mistral Gagnant' où la mayonnaise n'aurait pas pris. La chanson dégage cependant une tendresse communicative et il n'est pas étonnant de la retrouver encore aujourd'hui dans les concerts de l'artiste, reprise en choeur par le public qui l'a définitivement adoptée. A apprécier donc.

3. La mère à Titi

Après la chanson adorable, voici la chanson sympathique, dans le plus pur sens du terme (je n'apprécie guère l'utilisation du terme 'sympa' à toutes les sauces (il n'est malheureusement pas rare d'entendre "ce scooter est sympa", "ce salon est sympa", "ce film est sympa"... quelle horreur)). Comme souvent, nous avons droit à une chanson difficilement envisageable dans le répertoire de certains autres chanteurs: la description de l'intérieur de la maison de la mère d'un ami (ici, Jean-Pierre Buccolo (musicien et ami de Renaud), alias "Titi"). Ce sont des accords légers et frais qui nous accueillent pour laisser la place aux paroles dans les couplets. Le talent narratif de Renaud, déjà maintes fois apprécié, prend ici toute son envergure et c'est une description ultra précise de l'intérieur qui nous est livrée sur 3 couplets. Evidemment, on pourra reprocher aux paroles d'être un peu "ras des pâquerettes", mais quelques superbes trouvailles émaillent le texte (je trouve magnifique de synthèse et de puissance, par exemple, le passage "y'a une belle corrida, sur un moche éventail"). Je trouve seulement dommage, car il faut bien être objectif, d'avoir l'impression que le milieu presque claustrophobe du contenu des paroles amenuise un peu l'ambition de la mélodie. Il reste de tout cela une magnifique chanson qu'il vous faut absolument apprendre si vous désirez accompagner les fans lors des concerts.

4. Triviale poursuite

Quel contraste par rapport à la chanson précédente, quel contraste ! Nous quittons l'insouciance de l'amitié pour nous retrouver en présence ici d'une chanson qui semble avoir été écrite en pleine crise de déprime profonde. C'est un véritable "hexagone mondial" où le pessimisme l'emporte sur la simple dénonciation. J'ai parfois l'impression que 'Triviale Poursuite" est à Renaud ce que "Tintin au Tibet" a été à Hergé. Une musique lente (la chanson semble d'ailleurs interminable, même si elle renferme moins de paroles que la précédente), violente, volontairement désagréable (le fond rejoint la forme (tiens, cela faisait longtemps)), permet à Renaud de nous asséner des paroles d'un froid impressionnant. L'engament bat sont plein. L'ensemble est bâtit sous forme d'un ensemble de questions auxquelles Renaud ne peut apporter de réponses. Les attaques sont précises, comme pour la première chanson de l'album (le succès permet ces poussées de confiance). Pour le reste, les paroles ne se prêtent pas à de la haute voltige styllistique mais le mauvais jeu de mot du titre est fort heureusement rattrapé par celui, beaucoup plus subtil et travaillé du refrain. Remarquons enfin que cette chanson n'a pas rencontré un énorme succès en concerts mais semblait dès sa conception destinée au confort de l'album.

5. Me jette pas

L'exemple type du déséquilibre fond/forme auquel j'attache tant d'importance. Parlons d'abord du fond: un homme (Renaud?) vient demander pardon à sa compagne pour une "clintonnerie" et la supplie de ne pas partir. Quelle ambiance peut décrire au mieux cette situation ? Selon moi, une ambiance "petit garçon qui vient de faire une grosse bêtise et qui regrette très très fort". Un mélange piano/violon, ou simplement piano, sobre, mineur, semblait inévitable. Si on passe à la forme, on constate que nous recevons plutôt des flûtes de pans synthétiques et un rythme relativement rapide, lointain cousin de la bossa nova. Sur la fin, l'accordéon vient même ajouter un contre-chant léger, presque optimiste. En clair, les paroles font "pardonne-moi", la forme fait "je ne regrette rien, c'est comme ça et puis c'est tout". C'est un peu comme si, à la fin de l'album, il était resté une musique sans paroles et des paroles sans musique. On est alors en droit de s'attendre au pire au sujet de la chanson...et pourtant, elle tourne ! Je pense que cela est dû au mystère "est-ce Renaud" ainsi qu'aux agréables sensations que dégage la mélodie. Les meilleurs éléments des deux aspects (fond et forme) s'entraident plus qu'ils ne fusionnent, mais l'ensemble se laisse écouter. Peut-être l'aspect dédramatisation fait-il du bien après "Triviale Poursuite" ? Toujours est-il que cette chanson, pour tous les points cités ci-dessus, mérite au moins le détour curieux !

6. Rouge-Gorge

Une des meilleures chansons de l'album. Comme quoi il n'est pas toujours nécessaire de faire compliqué pour réussir une oeuvre. Le vieux couple Hervé Lavandier / Jean-Louis Roques se reforme ici, comme au bon vieux temps du "Retour de la Chetron Sauvage". Plus généralement, cette chanson marque un véritable retour aux sources pour Renaud et semble faire écho à la ligne directrice qu'il s'était fixée au début de sa carrière. A travers un hommage au photographe Doisneau qui a si bien su immortalisé la "ville lumière", c'est l'amour envers sa ville qui souffre sous les coups de boutoir de la modernisation que Renaud exprime. L'ambiance musicale rend formidablement bien l'ambiance "chanteur de marché de bord de Seine le dimanche matin" tout en ajoutant la mélancolie et le dramatique de la situation. Du fort bel ouvrage. Les paroles sont légèrement en retrait car un peu communes. Cependant, la richesse de la narration donnera peut être valeur d'archive à la chanson. Cette oeuvre n'a pas ou peu été jouée en concert. Je pense que ce n'était pas son but, son ambition n'était pas suffisante. Il n'empêche que je prends à chaque fois le même plaisir à l'écouter.

7. Allongés sous les vagues

Comme dit plus haut; lors de la sortie du présent album, Renaud n'a pas souhaité faire de promotion via médias interposés. Je ne pense pas qu'il y ait un motif simple et unique à cet état des choses. Un fait est certain cependant: Renaud ne portait pas les médias populaires ou populistes dans son coeur. "Allongés sous les vagues" est en effet une furieuse critique du système qui a permis à des raclures de partitions et des chanteurs de salles de bains de partir à la conquête du sacro-saint TOP50, véritable carotte devant le troupeau des ânes musicaux. Que seraient devenus les "Début de soirée", "Elli Médeiros" et autres "Desireless" sans le matraquage médiatique dont fut l'objet le public lors de la sortie de chacune de leurs oeuvres ? Depuis, d'autres chanteurs ont également décrié cet état des choses. Je pense en particulier à Souchon et sa "Foule Sentimentale". Il n'empêche que nous sommes ici en présence d'une magnifique caricature. De la musique passe-partout et très synthétique aux paroles qui ne volent pas plus haut que les hirondelles avant l'orage, Renaud nous bâtit une histoire invraisemblable mais qu'il justifie à la fin de chaque refrain en expliquant que c'est la meilleure façon d'avoir du succès. La fin de la chanson est structurée sur un interminable ad-lib qui permet à Renaud d'imaginer un improbable dialogue entre lui et son producteur afin de trouver des solutions pour augmenter encore un peu plus les chances de succès. Que penser de tout cela ? Même si je partage l'avis global de la chanson, une attaque trop violente sur un sujet donné a parfois l'effet opposé à celui souhaité et cette chanson est à la limite de ce danger. Cependant, elle semble rester du bon côté et atteindre son but, ou, du moins, amuser l'auditeur. En concert, je ne pense pas que cette chanson ait été jouée une seule fois, mais elle serait vraiment mal passée. Le répertoire de Renaud était également devenu assez étoffé pour pouvoir affiner le choix des oeuvres. Il n'empêche que cette chanson vaut au moins la découverte.

8. Cent ans

Difficile de classer cette oeuvre. C'est une chanson agréable à écouter, qui manque peut-être un peu d'ambition mais qui a le mérite de l'originalité. Renaud s'y imagine vieux et critiquant le monde qui l'entoure. La musique, d'inspiration "orgue de barbarie" aide merveilleusement l'auditeur à plonger dans la chanson. Car c'est là la force de l'oeuvre: c'est une des chansons qui permettent le mieux à l'esprit d'imaginer la scène qu'il entend. La narration est parfaite, légère, les mots tombent juste, la musique colle aux sentiments. La meilleure chanson de l'album alors ? Je ne pense pas. Comme je l'ai dit, les paroles sont un peu trop conventionnelles dans leur fond et l'engagement semble être devenu une nécessité, pour ne pas dire une fatalité. Cette chanson a toutefois reçu l'extraordinaire honneur d'introduire les concerts de la tournée "Visage pâle rencontrer public". Et même si, depuis, elle a disparu des planches de concerts, on ne se lasse pas de refaire la scène proposée une énième fois dans sa tête...

9. Socialiste

Un pré-réglement de compte ? Quelques années avant l'album "Marchand de cailloux" et ses chansons acides envers le socialisme, Renaud semble ici lancer un avertissement au monde politique de gauche en cette année 88 d'élections présidentielles. On sent derrières les paroles de cette chanson un homme déçu à 60 % des espoirs qu'il avait placés, comme de nombreux autres, dans une certaine conception de la politique. La chanson, en forme d'aventurette rose bonbon, n'est que le prétexte à une série impressionnante de pincettes, certaines beaucoup plus subtiles que les autres. La musique déroute un peu. Elle semble avoir été créée pour être chantée par les scouts au coin du feu de bois, ou en improvisation de paroles au "Club Med'". Le rythme assez rapide rend l'ensemble moins blessant qu'il aurait pu être, car le côté sérieux de l'oeuvre s'en trouve atténué. Les paroles renforcent d'ailleurs cette impression sans doutes entretenue volontairement. Renaud a acquis l'expérience qui lui permet de jouer précisément avec les sentiments. En concert, cette chanson passe assez bien et parvient même à faire oublier son message profond. Une réussite donc.

10. Petite

Véritable hommage à son public à travers la simple description d'une jeune admiratrice, "Petite" est une chanson intéressante à plus d'un point. Bien loin du simple "je vous aime", Renaud joue sur l'identification à la personne qui elle même s'identifie à lui. Ainsi, toutes ses valeurs ressortent à travers cette "Petite" qui partage avec lui ses souffrances et ses peines. Le message est puissant, clair, et pourtant il y a peu de paroles. Au niveau du fond, certaines allusions sobres et mystérieuses semblent réserver cette chanson aux vrais fans, à ceux qui la méritent, aux seuls qui peuvent la comprendre. Au niveau de l'imagerie, la narration fait encore une fois merveille et l'esprit n'a aucun mal à se représenter cette "Petite", perdue au milieu de la foule d'un concert. On pourra toujours reprocher à la musique d'être inégale, passant des couplets hachés aux refrains mélodieux, mais c'est un détail. Cependant, comme pour beaucoup d'autres chansons de l'album, celle-ci semble avoir du mal à trouver le juste milieu entre l'ambition et la réserve et cela se ressent un peu. Qu'il est difficile de vouloir flatter sincèrement...

11. Chanson dégueulasse

Le titre est à lui seul tout un programme. J'ai l'impression, en écoutant cette chanson, d'entendre Guy Montagné raconter une blague. A partir de l'archi-classique du fou qui veut repeindre son plafond, il va vous tirer 5 minutes de sketch à grands renforts de bruits, détails, mise en scène et insistances. Ici, même principe pour 4'41 de chanson. Ajoutez à cela que Jean-Louis Roques ne signe pas la plus extraordinaire des partitions musicales, l'ensemble faisant un peu "que peux-tu faire avec ceci?". Finalement, on ne rit qu'à moitié. Bref, vous comprendrez que je préfère passer directement à la dernière chanson.

12. Putain de camion

La voilà enfin, la chanson qui a donné son titre à l'album. Pas d'équivoque possible, Renaud rend ici hommage à Coluche, disparu deux ans auparavant dans un accident de moto. Le style est sobre, lent, propre. La colère grogne longtemps entre les dents pour finir par une tristesse plus sensible. La musique n'est pas en reste et accompagne les paroles tout au long de la chanson en de subtiles modifications qui font évoluer les sentiments comme les paroles le désirent. On peut toutefois remarquer que l'hommage en lui-même est bref et discret, la plus grosse partie de la chanson étant basée sur le reproche et l'amertume. La chanson semble ainsi avoir été écrite d'un jet, sur un coup de tête. En concert, cette chanson n'a été jouée que sur le concert de promotion de l'album. L'hommage rendu, elle est retournée dans l'album.

C'est sur une reprise "ad-lib" de la musique de fin de la dernière chanson que nous quittons cet album. Un léger goût de trop peu, de précipité et d'inachevé reste dans la bouche et les oreilles. Renaud semble avoir réussi l'exploit de réaliser un album qui critique l'aspect commercial de la musique mais lui-même commercial. En fait, cet album semble avoir été sorti un peu trop tôt, dans un pur souci économique, mais il n'a pas fait l'objet d'une promotion acharnée... C'est en fait tout le dilemme de cet album: il manque d'une personnalité forte et de cohérence, perdu à la frontière entre deux périodes musicales de l'artiste et ne faisant partie ni de l'une, ni de l'autre. C'est cependant un album plus facile à apprécier pour un fan récent que les premiers albums du chanteur et je ne pourrai que conseiller son écoute: certaines chansons sont en effet un vrai plaisir à écouter. Renaud va maintenant prendre son temps avant de nous sortir son nouvel album et quelque chose me dit qu'une révolution est en marche... à bientôt.