Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 10 janvier 2001.

ADIEU LA PLAGE...

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Charlie Hebdo, le 12 mai 1993

 

« Renaud bille en tête

ADIEU LA PLAGE…

On avait les filles, on a les mères

 

C’était dans les premiers jours de juin. De juin 68. Les goudronneuses attaquaient le pavé dans le haut du boulevard Saint-Michel, sous l’œil atterré des passants. Depuis des semaines, la Ville de Paris s’escrimait à repaver le jour les rues que nous dépavions la nuit, quand elle comprit que pour dissuader les barricadiers il était plus simple de noyer les pavés sous 10 cm de goudron que de nous en fournir de nouveaux chaque matin. Ce jour-là, le Quartier latin fut recouvert d’un noir manteau de bitume. Adieu, les pavés, adieu, la plage…

Nous étions quelques-uns, à l’angle de la rue Gay-Lussac, à rire de cette inutile manœuvre, à trouver presque touchant ce pouvoir qui, naïvement, pensait tuer l’émeute en fermant l’armurerie. Et pourtant, c’était si gros que ça a marché.

Avec un vieux pote de ce temps-là, je descendais la semaine dernière le Boul’ Mich’ et, nous adonnant à la distraction masochiste favorite des quadragénaires, la nostalgie, nous songions à ces vingt-cinq années écoulées depuis ce Printemps de feu. Le pote était, en 68, étudiant aux Beaux-Arts et avait dessiné quelques-unes des affiches qui avaient fleuri les murs de Mai.

-         T’étais trotskard, à cette époque, lui dis-je, t’es quoi, maintenant ?

-         J’étais d’extrême gauche, et j’ai pas changé…

-         Ouais, mais le monde a changé, lui, t’as pas peur d’être en décalage ? On te traite souvent de « soixante-huitard attardé », toi aussi ?

-         Ecoute, y m’dit, Lénine ne se posait pas la question de savoir s’il était un « sans-culottard attardé ». Je défends les mêmes valeurs depuis vingt-cinq ans, point final. Et y’a du boulot pour encore deux mille cinq cents ans… Le monde ne change pas, il se décompose. Moi, je vieillis, simplement. Un peu des branches, un peu des feuilles, mais la sève est toujours là. Dis donc, toi, t’étais anar, en 68 ? J’te trouve vachement porté sur les urnes, depuis 81…

-         J’aime pas être quelque chose à moitié. Est-ce que ça tient la route de défendre une théorie magnifique, mais par essence inapplicable dans nos sociétés ? L’anar qui paye son loyer, qui bosse pour un patron, ou même simplement qui consomme, n’est finalement pas beaucoup plus cohérent que celui qui va voter. Tu braques une banque ou tu vis sur une île déserte, t’es plus logique. Moi, j’ai pas eu une éducation qui m’a porté sur les armes à feu ni sur les cocotiers. Et puis, voter, c’est jamais qu’une façon de se choisir un ennemi moins redoutable…

-         Tiens, c’est nouveau ! me dit mon pote, je croyais que c’était « choisir son maître »…

-         Si l’esclave s’appelle Spartacus, c’est le maître qui est dans la merde, je conclus

Nous arrivâmes bientôt à la fontaine Saint-Michel, où le portrait d’un jeune premier romantique en noir et blanc nous regarde.

-         C’est Gonzague Saint-Bris ou B.-H. L ? me demande mon pote

-         Joseph Gibert, je réponds. Il a toujours été là, au-dessus du car de CRS. Ca, au moins, ça n’a pas changé… Le reste, on n’a pas vraiment gagné au change. On avait Guy Lux, on a Jean-Pierre Foucault, on avait Michel Foucault, on a B.-H.L., on avait Sartre, on a Ferry, on avait Anne Sylvestre, on a Dorothée, on avait Thierry-la-Fronde, on a Hélène et les sales cons, on avait Godard, on a Leos Carax…

-         Eh ouais ! ajoute mon pote, qui on aimait ? Che Guevara ? Cohn-Bendit ? Malcolm X ? Le premier est devenu un poster dans la chambre de bonne de nos souvenirs, l’autre un gestionnaire social-démocrate, et le dernier une casquette de rappeur. Tiens, parlons-en, des rappeurs ! Les chansons de Dylan ont ébranlé le monde, celles de Public Enemy ont canalisé, banalisé et finalement etouffé toute velléité de révolte chez les kids des ghettos. Tout n’est plus que spectacle, marchandise. Les enculés… Ca se paiera !

-         On avait Pierre Goldman, on a Jean-Jacques, continuai-je, on avait Marcellin, on a Pasqua, on avait le M.L.F., on a les commandos anti-I.V.G., on avait des syndicats, on a l’abbé Pierre, on avait les comités Viêt-nam, on a « Du riz pour la Somalie », on avait Karl Marx, on a Bernard Tapie, on avait Groucho Marx, on a Lagaf’…

-         Oh, ça va ! s’énerve mon pote, tu vas pas nous faire l’inventaire de tes putains de nostalgies ! Tu m’fous l’bourdon…

Nos pas nous avaient conduits aux portes du Palais de justice. Il était 17 heures, il faisait doux, le soleil du moi de mai filtrait à travers le feuillage épais des marronniers du boulevard. Une centaine de militants d’Act Up faisaient le pied de grue devant les grilles du Palais, sous une banderole dont le slogan sonnait comme un véritable verdict de jury poupulaire : « Garretta, assassin ! »

-         Ceux-là, chapeau ! Mais peut-être qu’ils ne se bougent le cul que parce qu’ils pensent qu’ils vont mourir, me dit mon copain. Mais on va tous mourir… En 68, on était dans la rue parce qu’on pensait qu’on allait vivre. « Silence = Mort » est un slogan qui devrait être enseigné dès la maternelle. Le silence tue les sidéens mais surtout les Kurdes, les Yougoslaves, les Touareg, les Soudanais, les enfants d’Irak et tant d’autres. Ah, le joli bruit des barricades…

-         Eh, ouais, on avait les barricades, on a les colonnes de Buren, on avait des disquaires au coin de la rue, on a des Megastore, on avait la librairie Maspéro, on a la F.N.A.C., on avait des cahiers et des stylos à bille quatre couleurs, on a des ordinateurs portables, on avait France-Inter, on a les F.M., on avait un Meccano, on a des Gameboy, on avait le Caprice des dieux, on a le Chaussée aux moines…

-         Ta gueule ! craque mon pote. Tu vas me lâcher les baskets, avec tes souvenirs à la con ! Si tu continues, je te balance un pavé dans la tronche !

Alors je lui fit remarquer que, des pavés, on en avit eu mais qu’on n’en avait plus, comme je disais au début.

RENAUD »

 

 

 

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