Chaos

Recueil des créations du forum.

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Aïdos
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Chaos

Message par Aïdos »

Et puis y en a marre du cancer, franchement. Putain, est-ce qu’on ne meurt plus que de ça aujourd’hui ? Partout dans les médias, untel « foudroyé », bla bla bla ad patres « des suites d’une longues maladie », et votre voisin, votre lointaine cousine, le mec, là, qui venait réparer le machin, boum !, cancer.

Christine, putain. Ma belle, belle-maman. Je sais, on est pas mariés avec Emilie, mais tu me permets, hein ? 56 balais, et c’est tout, vraiment, c’est vraiment tout ? 56 tours de ce con de manège, et puis s’en va… ça fait chier.

Alors ça ressemble à ça, en fait ? Parce que j’avais jamais vu quelqu’un mourir, avant. J’ai vu des gens bien vivants que j’ai vu morts ensuite. J’ai vu des gens qui allaient bientôt être morts, pas beaux, et qu’en effet j’ai revu morts. J'ai vu ds gens vivants que j'ai simplement plus jamais revus, et sûr qu'ils sont morts depuis. Mais l’instant, cet instant-là où ça bascule, cette espèce de hoquet, l’œil qui s’entrouvre… Pardon, je devrais pas raconter ça. Simplement, sans forcément tourner en boucle, ça s’impose à moi plusieurs fois par jours et je sais pas quoi en faire. Désolé.

Je revois les chiffres sur cet écran assourdissant de bips déchirants, pendant que Christine halète comme une possédée. LE chiffre, surtout. 166… LE fameux indicateur… 136… qui diminue, qui diminue… 85… Qui diminue. Impossible de virer mes yeux de ce con d’écran. Environ 50… Oh, j’ai pigé… Je me rapproche d’Emilie, je lui susurre à l’oreille « prends-lui la main… Serre fort… » 36… 32… Nerfs dans la gorge, « pense à elle, mon amour… De toutes tes forces… » Je sais pas pourquoi j’ai dit ça. 22…

22. Hoquet. Vertige…

22. Ça descend pas plus bas. C’est des conneries le 0, le trait horizontal, tout droit, c’est dans les films, les séries… Ou bien je sais pas mais y a pas eu. On nous raconte tellement de conneries dans les films, dans les séries, sur cet instant, cet instant ridicule, cet instant totalement absurde où… Où y a plus personne dedans, clairement, comment dire les choses autrement, parce que tu le vois, tu le ressens, ça, au plus profond de la plus animale des parties de ton cerveau, cette sorte d’étrangeté terrifiante qui émane soudain de cette personne, paf, d’un coup. Y a plus. Y a plus…

Les yeux d’Emilie, chantait Joe Dassin… Putain, Emilie... Complètement hébétée devant l’absurdité absolue de ce merdier gigantesque. Jamais. Jamais de ma vie je n’ai ressenti une telle DOULEUR chez quelqu’un. Une plaie vivante, béante, ce regard immense, détrempé, qui se tourne vers moi, cette voix de petite fille, « c’est un cauchemar ?! » Comment dire… Je secoue lentement ma grosse tête d’empoté. « Mon amour… » Blanc. 22…

C’est pas pour se chercher des excuses, mais faut dire que c’était pas exactement à l’ordre du jour, tout ça. Enfin… Le cancer, lui, il avait plusieurs mois, mais apparemment y a que moi que ça terrifiait. Je suis d’un naturel inquiet, et comme l’angoisse a tendance à me réfugier dans les stats, non, j’étais pas bien. Le poumon, merde, quoi. Pas UNE clope de sa vie, pas de boulot abusant de chimie, rien. Sérieux ? Au poumon ?

Va te faire enculer, la vie, vraiment.

La famille devait avoir peur, forcément, mais avec une capacité de déni qui me sidérait. Et dans un sens ça m’allait un peu, je m’appuyais, « ça va aller, elle est costaud, elle est bien prise en charge », ah bon vous croyez, bon, ok alors, cool. Les petits accidents qui émaillent une vie de cancéreux costaud et combatif, les passages à l’hosto, les ponctions, chimio, immuno-mon-cul, n’entamaient qu’à peine cet optimisme béat. Les statistiques faisaient au loin entendre leurs rires de hyènes. J’étais mort de trouille. Oh, Emilie aussi. Sauf qu’elle, elle était tellement, tellement morte de trouille, mais de vraie trouille, pas du stress minable de nos sociétés pressées, non, la trouille. Celle qui part du fond du bide et qui te déchire de l’intérieur, vous voyez, bon : celle-là. Eh bien elle l’était tellement qu’elle s’en rendait même pas compte.

Mais quand le téléphone sonne ce samedi-là, vers 14h, avec le beau-père d’Emilie au bout, comme quoi l’institut vient de l’appeler, qu’il faudrait qu’on vienne, qu’il sait pas trop mais qu’apparemment faudrait venir… Le déni lute encore, pour la forme, mais l’épreuve des faits s’apprête à lui mettre la branlée de sa vie.

On se lève, rien, pas un mot, je mets les assiettes dans l’évier, Emilie se prépare, comme un robot, maquillage, bidule, truc. Digne. Comme on imagine dans les contes une Marie-Antoinette avant de monter sur l’échafaud, se raccrochant à tout ce qui lui reste : l’apparence de la noblesse. Je suis comme une mouche, je vais d’une vitre à l’autre, comme si, à tout moment, j’allais voir arriver une réponse à tout ça au loin dans un joli carrosse. Emilie s’arrête, me regarde, visage déformé « j’ai vraiment besoin que tu me dises un truc, là. » « Je… Je sais vraiment pas, là. » Super, merci. Pauvre con. Empoté.

J’ai prié. Je suis pas croyant, au mieux agnostique. Mais je vous jure que j’ai appuyé mon front contre cette foutue baie-vitrée, respiré à fond, plusieurs fois, et j’ai prié. Pas prié : j’ai supplié. Pas ça. Ne faites pas ça. Ne lui faites pas ça. A Emilie. Je vous en supplie… Pas ça…
Monte dans la bagnole, chemine, fais semblant. Gare-toi… Téléphone !
« - Bonjour, je suis le médecin de Mme C…, est-ce que je pourrais parler à Em….
-Oui oui, on… On est là, hein, on arrive, je… On se gare.
-Ah, euh… D’accord… Je suis le docteur M…., attendez-moi dans le hall. A tout de suite »

Putain… Trouve chiottes. Retrouve beau-père. Venu avec un ami infirmier. « Je sais pas ce qu’ils veulent. » J’ai trop chaud.
Premier docteur, dans le hall, raconte la nuit, raconte le matin, la ponction. En sait pas plus. Nous fait monter. Vers Deuxième Docteur. Mon cul, qu’il en sait pas plus. C’est le docteur vaseline. Il sait que quelque chose est parti en couille. Mais son boulot à lui c’est juste de vérifier qu’on a bien pigé que c’est parti en couille, pas de nous décrire la fameuse couille. Qui n’est pas dans sa juridiction. Escaliers, en silence. « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! » marmonne Emilie. Je plante mon regard dans mes godasses, j’ai les tempes qui bourdonnent, putain ce qu’il peut faire chaud.

Soins intensifs. Bureau de confidentialité. N’y allez pas, jamais. Y a rien de bon dans ce bureau-là. Tout ce que vous ne voulez pas entendre s’y trouve, avec des mouchoirs en papier, et des bouteilles d’eau, mais surtout rien de contondant, et la table ronde bien vissée au sol, des fois que.
Le médecin- chef est borgne. Je vous jure que c’est vrai. Paupière droite collée. C’est celui qui a pas les gants, celui qui arrête net les conneries, qui te parle comme si t’avais 8 ans, paternaliste, hautain. Un connard. En vrai, est-ce qu’il l’était vraiment, tout ça ? J’en sais rien, mais à tout jamais, pour l’éternité, c’est le mec qui souffle sur le petit bout de chandelle d’espoir qui te dégoulinait de la cire brulante sur la main, puis qui t’indique la poubelle.

« Bon, vous saviez ceci, n’est-ce pas ? Vous saviez cela. Vous vous doutiez que, hein, n’est-ce pas ? »
Non. Non, mon con, non ! Je t’arrête tout de suite, personne savait que dalle sinon que « ça suivait son cours ». Non, non non non. Ce que savait Emilie, et la seule chose qu’elle sait depuis, et qui résonne partout dans sa tronche comme un hurlement dans une cathédrale, jour et nuit, c’est la voix de sa mère qui lui dit qu’elle est un peu fatiguée après la ponction qui s’est bien passée, et qu’elle la rappelle tout à l’heure quand le calmant aura un peu cessé son effet. Ça, c’est ce qu’elle sait, mec. Et ce coup de fil qu’elle aura plus jamais, tu le sais, toi ?

Son beau-père « mais elle allait bien avant l’immuno… » La connerie. Docteur-chef monte sur ses grands chevaux, se braque, se sait garant de l’institution : « non non, immuno ou pas immuno, vous saviez que la chimio n’avait rien donné, vous saviez que c’était très grave, bla bla bla. » On bascule dans le pathétique. Je cuis, bordel, que quelqu’un ouvre une putain de fenêtre…

Il est pas tout seul, le pirate. Y a un jeune avec lui. Bien meilleur, calme. Il paraphrase, mais choisit mieux ses mots, le ton, le vocabulaire, champ lexical de la fatalité, du pas de bol dramatique, d’une voix qui sait raconter l’histoire vraie d’une saloperie de tumeur qui appuie sur le péricarde et met une pauvre femme à l’agonie… Et qu’il faut laisser s’en aller… A présent…

« D’accord… »

Si nous voulons bien le suivre…
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Marie la Belge
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Re: Chaos

Message par Marie la Belge »

Oh putain. J'ai pas les mots, j'ai jamais les mots, d'ailleurs y a-t-il des mots ? Je pense à vous, vraiment.
Elle quitte le vilain phenix mais aimera toujours Renaud.
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ac2n
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Re: Chaos

Message par ac2n »

Enculerie de fils de sa...loperie de maladie de merde, j'en dirais pas plus...

Certains savent...

Reposez en paix, enfin en paix... Madame !
"Moi je cultive l'amour sur le fumier du mépris" (Yes papillon-Gari Greù/JG Tartare)

"Le coinT coinT sauvera l'humanité" (ac2n, philosophie de bistrot virtuel)

https://www.facebook.com/Xavisions-399600453546061/
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lucien
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Re: Chaos

Message par lucien »

Hé ben...Quoi dire, on est tous des empotés. Ciao Christine. Courage, Emilie, courage Aïdos.

Conne de vie.
"La seule différence entre un fou et moi, c'est que moi, je ne suis pas fou".
dd
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Re: Chaos

Message par dd »

Je sais pas quoi dire bordel !
Quand il n’y aura plus que l’absence
Quand il n’y aura plus que silence
Quand tu te seras éloignée
Quand il n’y aura plus de nous
Quand il n’y aura plus de toi
Que restera-t-il de moi ?
Que restera-t-il de toi ?
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Blaise Poulossière
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Re: Chaos

Message par Blaise Poulossière »

Très beau texte, très touchant, un savant dosage entre épanchement libérateur et pudeur retenue.
Pour le reste, prenez soin les uns des autres. C ' est tout ce qu' on peut vous souhaiter.
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korrigan
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Localisation : Hauts de Seine

Re: Chaos

Message par korrigan »

Quoi dire, quoi faire, je n'en sais fichtrement rien, et pourtant j'aimerai pouvoir ... alors l'ami, tout simplement, je pense à vous, à Emilie, courage et prends soin d'elle, mais n'oublie pas de prendre aussi soin de toi !
"...à part Brassens et les oiseaux, quoi écouter..."
Aïdos
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Enregistré le : 15 janv. 2015, 11:28

Re: Chaos

Message par Aïdos »

Merci tout le monde, merci pour Emilie.
C'était y a un petit mois, c'est comme hier, et à la fois comme y a mille ans, c'est hors de portée pour moi je crois
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Sophie du moulin
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Re: Chaos

Message par Sophie du moulin »

J'aurais préféré que ces si belles paroles qui m'ont moi-même replongée dans un deuil passé, tu les écrives en d'autres circonstances. Douces pensées.
J'ai parfois la vie qui me pique les yeux mais je n'envie pas ceux qui gardent les yeux secs....
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adieu minette
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Re: Chaos

Message par adieu minette »

Courage Aïdos,

de tout coeur avec toi, et les tiens. Très beau texte, j'ai les larmes aux yeux. Le début de ton texte m'a boulversé.... Je me suis replongé trois mois en arrière dans un cauchemar.
Soutien au peuple afghan et aux ukrainiens.
dolly2
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Enregistré le : 01 nov. 2015, 14:28

Re: Chaos

Message par dolly2 »

On ne sais jamais quoi dire en de telles circonstances a lors je dirais simplement que je suis de tout coeur avec vous
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