"Le zonard déchaîné" : la figure du délinquant dans les chansons de Renaud - 1968 - 1980

par

James Cannon


Présentation orale par l'auteur


Je vais vous parler aujourd’hui d’un chanteur qui tient une place importante dans la culture populaire française du dernier quart de siècle. Il s’agit de l’auteur-compositeur-interprète Renaud, qui s’est fait connaître vers la fin des années 1970 en chantant les us et coutumes des zonards – jeunes délinquants issus de la zone, ou des quartiers misérables de la banlieue parisienne – dans le langage propre à ce milieu.

 

C’est en remontant dans le temps, jusqu’aux événements de mai 68, que nous pourrons le mieux saisir toute l’importance symbolique de ces personnages marginaux qui devaient peupler par la suite les chansons de Renaud. En effet, le mouvement estudiantin, radical et majoritairement bourgeois auquel Renaud appartenait avait trouvé un allié inattendu chez les blousons noirs, précurseurs des zonards des années 1970. Ayant butté contre la méfiance de la vieille garde ouvrière qu’ils voulaient gagner à leur cause, les soixante-huitards, ou du moins certains d’entre eux, se sont tournés vers les blousons noirs dans l’espoir de marier la violence et la révolte viscérale de ceux-ci à leurs propres aspirations révolutionnaires. Le mépris que le gouvernement tout comme le Parti Communiste manifestaient à l’égard des blousons noirs, qu’ils qualifiaient de pègre, n’a fait que rehausser le prestige des jeunes délinquants aux yeux des soixante-huitards. Un groupe de comités est allé jusqu’à déclarer: "Ouvriers, employés, professeurs, étudiants, paysans, nous appartenons tous à ce que le gouvernement ose appeler la pègre."

 

Cette rencontre entre la contestation sociale et la criminalité avait de nombreux précédents au dix-neuvième siècle, notamment dans l’oeuvre de l’anarchiste russe Mikhail Bakounine, que Renaud avait feuilletée en mai 68. A la différence de Marx, qui méprisait le sous-prolétariat, Bakounine pensait que les couches les plus marginales de la société avaient leur place à l’avant-garde de toute révolution. Les idées de Bakounine ont été reprises dans les années 1960 par les membres de l’Internationale Situationniste. L’un d’entre eux, Raoul Vaneigem, prétendait que "si les blousons noirs arrivent jamais à une conscience révolutionnaire par la simple analyse de ce qu’ils sont déjà et par la simple exigence d’être plus, ils détermineront vraisemblablement l’épicentre du renversement de perspective".

 

Comme beaucoup de ses contemporains soixante-huitards, Renaud désirait vivement s’exprimer sur les événements qui ont bouleversé la France en mai 68. Enfant du baby-boom, la capacité de la chanson de captiver, voire mobiliser les foules ne lui aurait pas été étrangère. Au début des années 60, le rock’n’roll, francisé par Johnny Hallyday et Eddy Mitchell, avait fourni un point de ralliement à la jeunesse française qui s’imposait de plus en plus comme une véritable force sociale. Dans la seconde moitié des années 60, ce sont les chansons des Beatles, des Rolling Stones et autres Pink Floyd qui ont pris le relais du rock’n’roll. Dans le même temps, Hugues Aufray et Graeme Allwright ont fait connaître au public français les premières chansons de Bob Dylan, qu’ils avaient adaptées ou traduites de l’anglais. Dylan et les autres créateurs de ce qu’on appelait en France le protest-song avaient réhabilité la tradition folk américaine des années 1920 et 1930 pour décrier la guerre au Viêt-nam, le racisme, la culture de consommation ainsi que l’attitude autoritaire et paternaliste de leurs aînés.

 

Les soixante-huitards se sont tournés également vers la tradition révolutionnaire de leur propre pays, en particulier l’hymne du mouvement ouvrier, L’Internationale. Ecrite par Eugène Pottier pendant la répression sanglante de la Commune en juin 1871 et mise en musique par Pierre Degeyter dix-sept ans plus tard, L’Internationale revendiquait la destruction de l’ordre bourgeois et capitaliste ainsi que l’auto-détermination du prolétariat, sur un ton héroïque et vengeur qui avait de quoi plaire aux jeunes révoltés de mai 68. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, un nouveau genre dit chanson à texte, chanson poétique ou chanson rive gauche mariait la révolte des chansonniers du dix-neuvième siècle à une nouvelle esthétique inspirée du surréalisme. Il faudrait souligner l’influence particulière sur Renaud de Georges Brassens, dont les textes, d’un anarchisme plus individualiste que politique, se distinguaient par leur qualité littéraire.

 

Se nourrissant de ces divers courants, Renaud s’est mis à créer des chansons qui n’en étaient pas moins de leur époque. L’une d’entre elles, une parabole des événements de mai intitulée Crève salope!, trace l’itinéraire d’un jeune homme confronté à différentes formes d’autorité. Renaud semble s’être inspiré d’un tract situationniste publié à Bordeaux en avril 68, selon lequel "la lutte contre l’aliénation se doit de donner aux mots leur sens réel ainsi que de leur rendre leur force initiale . . . aussi ne dites plus: . . . Monsieur le professeur . . . mais dites: . . . crève salope! [ne dites plus] bonsoir papa [mais dites] crève salope! [ne dites plus] pardon, m’sieur l’agent [mais dites] crève salope! [ne dites plus] merci docteur [mais dites] crève salope!" Avec ses allures de voyou, le héros de Crève salope! incarne cette observation de Serge July sur la génération de mai: "Dans notre désespoir d’entrer dans une révolution qui soit la nôtre, nous évoquions notre quête d’action sur le mode de la délinquance". S’accompagnant tout seul à la guitare, Renaud a chanté Crève salope! à la Sorbonne occupée, dans un amphithéâtre un peu comme celui-ci. Par la suite, quelques-uns de ses amis ont appris la chanson et l’ont colportée un peu partout dans Paris. En se prêtant à un tel colportage, en cristallisant un grand moment historique et en obtenant un certain succès en dehors du show-business, Crève salope! s’inscrivait dans les traditions ouvrière et folk que je viens d’évoquer tout en exemplifiant la philosophie des Situationnistes aux prises avec "la société du spectacle".

 

Malgré l’expérience de Crève salope!, Renaud hésitait à poursuivre une carrière de chanteur. Il ambitionnait surtout de devenir acteur et, en 1971, s’est lié avec la troupe du Café de la Gare, le plus célèbre café-théâtre de l’époque. Les cafés-théâtres servaient de pépinière à une certaine contre-culture des années 1970, qui cherchait à créer un théâtre intime et spontané tout en utilisant un langage direct et authentique qu’elle puisait dans la rue. En même temps qu’il jouait au Café de la Gare, Renaud fréquentait au Bréa, un bistrot du Quartier Latin, une bande de délinquants issus des grands ensembles de la banlieue parisienne. Le folklore et la violence de ces jeunes voyous fascinaient Renaud et lui fournissaient la matière brute de nombreuses chansons ultérieures. C’est également au Bréa que Renaud a trouvé sa vraie vocation, aux alentours de 1973, en écoutant le fils du patron, Michel Pons, jouer à l’accordéon les chansons dites réalistes que la mère de Renaud aimait écouter autrefois à la maison familiale.

 

Formalisée et commercialisée par Aristide Bruant pendant la Belle Époque, la chanson réaliste a connu son âge d’or pendant l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire les années 1920 et 1930. De nombreuses chansons réalistes évoquaient une partie de Paris qui n’existe plus et qu’on appelait également la zone (par ellipse de zone militaire fortifiée ou zone non aedificandi). Cette zone-là était constituée des terrains vagues et des bidonvilles qui longeaient les vieilles fortifications à l’extérieur de la ville. Elle abritait toutes sortes de marginaux: des truands en cavale, des prostituées et leurs proxénètes, des chiffonniers, des clochards, mais aussi de jeunes bohèmes misérables ou aventureux. Certaines chansons réalistes présentaient une image tragique et brutale de la vie dans la zone; d’autres évoquaient une existence idyllique, libérée des contraintes de la moralité bourgeoise; d’autres encore affichaient l’exubérance linguistique et comportementale de leurs héros et semblaient destinées à humilier, intimider ou peut-être exciter un public bourgeois. En effet, la chanson réaliste attirait surtout au début la société mondaine: c’est dans l’entre-deux-guerres qu’elle a commencé à toucher un public plus populaire. Cette évolution s’explique en partie par le mariage de la chanson réaliste avec l’accordéon-musette, une nouvelle musique de danse jouée dans les bals des quartiers ouvriers; par l’émergence de chanteuses issues elles-mêmes de la zone, comme Fréhel et Piaf; et par l’invention du phonographe et de la radio.

 

Passionné par cette musique qu’il venait de redécouvrir grâce à Michel Pons, Renaud s’est mis à créer avec son ami-accordéoniste – d’abord dans les rues de Paris, ensuite dans les petits cabarets – un répertoire composé de vieilles chansons réalistes et de chansons originales qu’il écrivait dans le même style. Je vais vous passer une de ces dernières, qui s’appelle La Java sans joie. Les détails géographiques, l’argot pittoresque ainsi que le fatalisme de la chanson rappellent le style consacré par Bruant au siècle précédent. La musique, calquée sur celle qu’on pouvait entendre dans les bals populaires de l’entre-deux-guerres, illustre la maxime de Ambrose Bierce, selon laquelle l’accordéon était un "instrument en harmonie avec les sentiments d’un assassin". Le style "rétro" de La Java sans joie enthousiasmait le public des années 1970, une époque qualifiée de "rétrophile" par l’historien Pascal Ory. Il faut croire cependant que le genre réaliste, de par ses associations historiques avec "les classes laborieuses et les classes dangereuses" et avec la zone historique avait un sens particulier pour d’anciens soixante-huitards comme Renaud ainsi que pour ses amis délinquants.

 

Dans la seconde moitié des années 1970, Renaud a réactualisé le genre réaliste en braquant son attention sur la zone contemporaine. La désindustrialisation de la banlieue parisienne, entraînée par la crise économique des années 1970, portait le coup fatal à la vieille culture ouvrière qui avait encadré les habitants de la banlieue d’autrefois. L’éclatement des structures sociales traditionnelles, l’aspect anonyme et délabré du paysage ainsi que le sentiment d’être exclus de la culture de consommation diffusée par les médias étaient parmi les nombreux facteurs qui amenaient les jeunes de la banlieue à se retrancher dans une vie de petite délinquance. Bercé dans l’esprit à la fois militant et fraternel de mai 68 et connaissant la banlieue par ses amis du Bréa, Renaud était bien placé pour plaider la cause des zonards. Je vais vous passer maintenant une chanson qui s’appelle La Chanson du loubard. Les paroles sont signées Muriel Huster, mais le style est tout à fait de Renaud. Le contraste entre le narrateur, étouffé par une banlieue qui n’en finit pas, et son héros Gavroche qui, lui, prenait joyeusement d’assaut les rues de Paris, est particulièrement pathétique.

 

Si les zonards tels qu’ils apparaissaient dans certaines chansons de Renaud venaient cristalliser les angoisses d’une société de plus en plus marquée par l’écart entre les riches et les pauvres, dans d’autres chansons, c’est le côté pittoresque, exubérant et humoristique de leur existence que le chanteur préférait mettre en relief. Ecoutons Laisse béton, le premier gros tube de Renaud, qui donnait à la zone des couleurs de farce western, tout en initiant le grand public au verlan, un argot qui consiste à inverser les syllabes de certains mot choisis. Sorte de Commune linguistique, Laisse béton a propulsé la culture des zonards au premier plan de l’actualité. Comme l’a constaté un biographe de Renaud: "La France non-profonde, enorgueillie d’être mise en scène et en paroles dans une chanson, fredonne dans l’extase. Celle des profondeurs découvre médusée que le béton peut être autre chose qu’un agglomérat de cailloux, de gravier et de sable".

 

Pour terminer, je vais vous passer une chanson qui s’appelle Où c’est qu’j’ai mis mon flingue? Ici, Renaud adopte le personnage d’un zonard pour répondre aux critiques qui l’accusent d’avoir été récupéré par la société du spectacle (insulte suprême pour un ancien soixante-huitard), pour dénoncer le Parti Communiste qui, après avoir boudé le mouvement de mai, risquait par son sectarisme de faire perdre la gauche aux élections présidentielles de mai 1981, et pour commenter la crise sociale qui marquait la fin du septennat de Giscard d’Estaing. Détail intéressant, Renaud rapproche dans le même vers les ouvriers de Longwy qui, dans les premiers mois de 1979, avaient protesté violemment contre les licenciements massifs prévus dans la sidérurgie en Lorraine, des soi-disant autonomes qui avaient saccagé le quartier de Saint-Lazare lors d’une manifestation organisée le 13 janvier de la même année contre la hausse des loyers et des prix. Aussi Renaud rappelait-il que les classes laborieuses et les classes dites "dangereuses" pouvaient se rejoindre dans la même lutte contre les inégalités qui divisaient la société française de cette époque. Par ailleurs, en se réclamant du terroriste allemand Baader et du gangster anarchiste Bonnot, Renaud défend jusqu’au bout la violence politique. Cet aspect de la chanson peut paraître déroutant, voire choquant.

 

Personnage tour à tour pathétique, carnavalesque et révolutionnaire, le zonard permettait à Renaud de préserver l’esprit contestataire de mai 68 tout au long de la présidence de Giscard d’Estaing. Renaud s’est tourné par la suite à d’autres sujets, mais contrairement à certains anciens soixante-huitards qui se sont assagis après avoir accédé à de hautes fonctions sous la présidence de Mitterrand, il a continué à s’inspirer de l’esprit fraternel, égalitaire et contestataire de mai 68, tout en restant très branché sur l’actualité. Son énorme succès et ses rapports avec le monde du show-business l’ont confronté parfois à des contradictions dont il semble être douloureusement conscient. Cependant, il s’est ingénié tout au long de sa carrière de mettre sa popularité et son influence au service de maintes causes apparemment perdues d’avance. Comme l’a dit un journaliste au Monde le 5 septembre 1988, Renaud, c’est "ce qu’il reste de plus authentique, vingt ans après, de l’anarchisme un peu syncrétique des enfants terribles de mai ... s’il fait durer la révolte de mai au-delà de mai, s’il déplace aujourd’hui, au Zénith, des milliers de jeunes qui ne se soucient guère de Cohn-Bendit ou du droit à la mixité dans les cités universitaires, c’est ... qu’il l’épure, n’en garde que l’essentiel, et trouve, pour la dire, un style authentique et personnel".

 

 

James Cannon


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