CHAPITRE 1 : LES THÈMES

            Avant de cerner ce qui constitue l’essentiel du discours culturel commun des sociétés française et québécoise, il apparaît opportun de définir les caractéristiques de chacune des deux collectivités. Cette notion de discours culturel commun, telle que la définit M. Cambron, correspond à « ce qui dans le brouhaha de nos pratiques quotidiennes passe par la médiation de la parole : l’ensemble des règles de construction du sens consolidant à rebours les représentations du monde qui sont nôtres et ouvrant la voie à la profération d’autres paroles participant, selon des modalités diverses, des mêmes règles topiques et rhétoriques[1] ». Plus simplement, le discours culturel commun se résume à tout ce qui se dit et s’écrit dans une société donnée. Selon ce point de vue, les dossiers de presse et les chansons de Renaud sont de bons indicateurs de normes et des valeurs de la société qui les produit. Une fois une telle description établie, l’étude thématique des chansons de Renaud, considéré comme un témoin actif de la société dans laquelle il vit, permettra de comprendre les préoccupations, les règles ou les valeurs du peuple français. Par ailleurs, l’observation des dossiers de presse québécois aidera à dégager les normes, les valeurs ou les règles portant que la socio-dynamique de la culture québécoise puisqu’ils sont écrits par les critiques culturels qui représentent, dans une certaine mesure, l’horizon d’attente. Lorsque les thématiques chères à Renaud seront mises en relation avec les dossiers de presse québécois, il sera possible de voir jusqu’à quel point les thèmes du chanteur français touchent ses auditeurs québécois et comment ceux-ci comblent le vide socio-culturel laissé par les thèmes qui ne correspondent pas toujours à leur réalité. Les thèmes choisis apparaissent les plus importants de Renaud. Ils se démarquent des autres par la fréquence à laquelle ils reviennent dans les chansons et l’importance qu’y accordent les journalistes et les critiques qui s’intéressent à l’œuvre de Renaud. Auparavant, pour que l’étude thématique soit cohérente, il apparaît opportun de bien dégager les réseaux d’oppositions qui constituent l’œuvre de Renaud.

 

Renaud et ses oppositions

            Tout le monde sait que pour devenir un homme, il faut subir une initiation. Pour Renaud, le rite s’appela mai 68. Il fêta ses seize ans le 11 mai dans une Sorbonne transformée en terrain de camping et décorée de bannières rouges et noires. Les slogans et les nombreux graffitis marquèrent moins les murs que le caractère de Renaud qui ne se détacherait plus jamais d’une certaine conception anarcho-libertaire de la civilisation française. Pourtant, il savait déjà que la réflexion politique, si elle élève l’esprit, ne comble pas le cœur. Moins d’un an plus tard, jugeant qu’il en connaissait bien assez de la vie et que l’école ne pourrait rien lui apporter qu’il ne pourrait seul cultiver, il abandonna définitivement ses études collégiales et entreprit de vivre sans autres contraintes que celles que lui inspireraient ses propres désirs. Au moment d’écrire les texte de son premier album, Amoureux de Paname, Renaud avait déjà intégré à son écriture deux manières de penser qui le caractériseraient définitivement. A son discours « engagé », il opposerait toujours des valeurs plus douces et plus sereines : l’amour, l’amitié, l’humour.

 

Renaud rebelle

            C’est sur les barricades de mai 68 que Renaud écrivit ses premières chansons, toujours inédites, « Crève salope ! », « C.A.L. en bourse » et « Ravachol[2] » . Il y annonçait en partie ses couleurs : « A la tendresse près, tout Renaud était déjà dans ces trois chansons[3] ». Ces chansons constituent en effet des exemples typiques du côté contestataire de Renaud. Dans « Ravachol », par exemple, il fait l’apologie des grands noms de l’anarchisme (Ravachol, Emile Henry) et de ses maîtres à penser (Proudhon et Bakounine), en plus de s’attaquer aux classes dominantes et aux représentants de l’ordre et du pouvoir qu’il critiquera tout au long de sa carrière :

                        Au cours de son procès, il déclara

                        notamment

                        n’avoir tué aucun innocent,

                        vu qu’il n’avait frappé que la bourgeoisie,

                        que les flics, les curés, les fonctionnaires

                                                                        [pourris

            Ce couplet qui date de 1968 n’est pas sans rappeler celui du célèbre « Déserteur », écrit en 1983 en écho au « Déserteur » de Boris Vian, où Renaud s’attaque une fois de plus aux flics, aux curés et aux militaires, en somme à ceux qui possèdent le pouvoir :

                        J’ose pas imaginer

                        C’que leur a dit mon père

                        Lui, les flics, les curés et pi les militaires

                        Les a vraiment dans l’nez

                        P’t’être encore plus que moi

              Dès qu’y peut en bouffer

              L’vieil anar y s’gêne pas.

            Dans le dernier album où il signe les textes[4], Renaud écrit « L’aquarium » pour blâmer de nouveau ces classes sociales qui dirigent la société et qui, trop souvent à son sens, la guident dans un cul de sac :

                        Libérée enfin ma terre

                        Des curés, des journaleux

                        Des militaires

                        De tous les preneurs de têtes

                        Qui provoquent sous ma f’nêtre

                        Ma colère …

            Depuis ses seize ans, Renaud refuse de se soumettre à toute forme d’autorité. Il choisit plutôt d’exprimer la rage de la génération révoltée qui l’a porté aux nues. La rage de cette jeunesse contestataire de mai 68 qui l’a initié aux joutes politiques d’un univers jusqu’alors réservé aux adultes affranchis. Il est normal dès lors qu’il soit, selon le quatrième de couverture de Sans Zikmu, « le seul à avoir conquis l’audience de la jeunesse sauvage : depuis les enfants nihilistes des néo-collèges jusqu’aux jeunes prolétaires[5] ». Entre l’écriture de « Ravachol » et de « L’aquarium », près de vingt-cinq ans se sont écoulés mais les têtes de Turc sont restées les mêmes.

Les réseaux d’oppositions

            Cette image d’un Renaud rebelle est celle que les amateurs distraits possèdent de l’artiste. Loin d’être complète, cette perception délaisse une particularité extrêmement importante de la personnalité et de l’œuvre de Renaud : son côté tendre et sensible.

            En effet, les chansons de Renaud se divisent pour ainsi dire en deux catégories. De sa fougueuse jeunesse, Renaud conserve le goût de la révolte, un mépris de toutes les classes dirigeantes et une insatisfaction permanente devant les institutions en place. C’est dans cette manière d’envisager la société qu’il puise l’essentiel de ses thématiques contestataires. En revanche, son caractère laisse une grande place aux sentiments paisibles. Il a toujours possédé un grand sens de l’humour et de l’amitié, et, avec l’âge, il a véritablement découvert les mérites de la famille. Dans tous ses albums, Renaud utilise ce versant de sa personnalité pour écrire des chansons qui appartiennent aux thématiques dites « paisibles », par opposition aux thématiques contestataires.

            A première vue, les thématiques contestataires et paisibles de Renaud semblent contradictoires. Pourtant ces deux manières d’envisager la vie se côtoient dans bon nombre de ses chansons, et cela, sans se contredire le moindrement. Il suffit de penser à « Dans ton sac », chanson d’amour s’il en est une, qui se retrouve sur Marchand de cailloux et dans laquelle Renaud se permet de critiquer le régime de l’apartheid en Afrique du Sud :

                        J’ai découvert des trésors

                        Qui m’ont fait t’aimer encore

                        Un peu plus (…)

                        Mais j’ai pas touché tes clopes

                        Tes Rothmans je les boycotte

                        Sauvagement

                        Le tabac sud-africain

                        Ca pollue aussi les mains

                        J’me comprends.

            L’apparition soudaine d’une forme de contestation dans une chanson qui aborde avant tout le thème de l’amour n’entache en rien le sentiment paisible qui s’en dégage. Elle ne le dénie pas non plus. La paix et la contestation sont simplement mises en parallèles et cohabitent dans la même chanson sans le moindre heurt.

            Cette mise en parallèle des deux réseaux thématiques qu’opère « Dans ton sac » devient, dans « Déserteur », une réelle mise en relation. Il s’agit d’une version argotique de la célèbre chanson « Le déserteur » dans laquelle Boris Vian condamnait la servitude, l’institution militaire, et la guerre, en plus de montrer leurs terribles répercussions sur les gens ordinaires. De son côté, Renaud pastiche plus précisément le service militaire :

                   J’irai pas en Allemagne

Faire le con pendant douze mois

Dans une caserne infâme

Avec des plus cons qu’moi

J’aime pas r’cevoir des ordres

J’aime pas me lever tôt

J’aime pas étrangler l’borgne

Plus souvent qu’il ne faut.

            Contrairement à Vian, Renaud propose une solution au problème qu’il expose. Les thèmes paisibles, l’amitié, la nature et les petits plaisirs de la vie quotidienne, s’ils sont préférés aux préoccupations politiques et à l’obligation de s’enrôler, peuvent les contrecarrer significativement :

                   Et va pas t’imaginer

Monsieur le président

Que j’suis manipulé

Par les Rouges ou les Blancs

Je n’suis qu’un militant

Du parti des oiseaux

Des baleines des enfants

De la terre et de l’eau

            Dans cette chanson, il est clair que Renaud souhaite recourir aux valeurs paisibles pour annihiler l’objet de son mépris et de sa contestation. Un peu  à la manière d’un « Gandhi » occidental, il propose à l’enrôlement obligatoire contre lequel il se bat, une forme de désertion pacifique.

            Dans certaines chansons de Renaud, les deux réseaux thématiques se côtoient avec harmonie, et ce malgré leur opposition. De la même manière, lorsque sur un même album, Renaud place une chanson paisible à la suite d’une autre plus contestataire, il n’introduit pas pour autant une contradiction dans son œuvre. Cependant, les oppositions qui sous-tendent toute sa création restent présentes. Une seule et unique contradiction marque sa carrière et elle ne se trouve pas dans ses thématiques mais plutôt dans son cheminement. En effet, Renaud « se réserve le droit de critiquer ceux-là même qu’il a encensés[6] ». C’est justement parce qu’il refuse le plus souvent de sacraliser ses thèmes qu’il peut se permettre de les fustiger par la suite. Conscient des ambiguïtés que ses propos peuvent faire apparaître, il juge que son intégrité passe avant la cohérence temporelle de ses opinions : « Il nous faisait le coup de la révolte contre le sale système, et on marchait. Le coup de la contradiction assumée comme une preuve ultime de son allégeance anarcho-libertaire (…). Tout cela collait parfaitement au zonard de bonne famille, soixante-huitard décapé, au chanteur impénitent, énervé, socialiste et né entre le pavé et la plage[7] ». Le plus bel exemple de cette « contradiction assumée » se trouve sûrement dans « Ravachol » où Renaud transforme une phrase et toute une idéologie en ajoutant simplement un mot :

                   Il s’app’lait Ravachol, c’était un anarchiste

qu’avait des idées folles, des idées

terroristes

(…)

Il s’app’lait Ravachol, c’était un anarchiste

Qu’avait des idées pas si folles, des idées terroristes

            Plus qu’une simple négation de la première phrase, le dernier vers transforme complètement l’idéologie développée au début de la chanson. Au départ, l’anarchie y est présentée comme pure folie mais à mesure qu’évolue l’histoire, les injustices apparaissent et font en sorte que le narrateur en arrive à poser, sur la même situation, un regard complètement différent, un regard qui contredit celui du début. Renaud croit finalement que la violence et la non-obéissance du personnage sont un choix tout à fait logique par rapport aux évènements qu’il vit. En exposant clairement deux idées aussi différentes, Renaud montre le cheminement de sa pensée mais aussi l’acceptation de ses « contradictions » : « Je sais que c’est contradictoire mais c’est comme ça[8] ».

 

Les thèmes contestataires

            Les premiers auditeurs de Renaud ont involontairement crée une mythologie[9], fausse, qui le poursuit parfois encore. Renaud aurait vu le jour dans un quartier modeste et aurait grandi en jouissant tout juste du nécessaire. Des injustices que lui aurait imposé cette petite vie, il aurait tiré l’essence de ses thèmes contestataires. Évidemment, nous savons aujourd’hui qu’il est né à la frontière de deux mondes, d’un père protestant, professeur, écrivain et traducteur qui venait du Sud et d’une mère catholique, elle-même fille de mineur, qui venait du Nord. Dans cette double origine, Renaud trouve la révolte et l’énergie de relever les incohérences de la société. Le plus souvent, il s’en prend ouvertement aux dissonances entre les classes sociales et à tous ceux qui possèdent une certaine forme de pouvoir, comme les politiciens, les bourgeois, les curés ou les policiers. Plus généralement mais de la même façon, il conteste l’ordre social et les phénomènes de société qui aliènent les individus : la drogue, le service militaire, la délinquance, les cités-béton, la violence, l’alcoolisme ou la commercialisation de l’art. Enfin, il ne se gêne pas pour exprimer les sentiments négatifs qui l’animent, que ce soit la colère, la tristesse ou la révolte.

La contestation des classes sociales

            Au Québec, pour des raisons d’abord historiques, les classes sociales sont moins nombreuses qu’en France. Avec la conquête anglaise, la majeure partie de l’élite française est retournée en France, laissant ici un vide dans l’ordre hiérarchique. Au lieu de maintenir des structures sociales très complexes, comme c’était alors le cas en Europe, les Canadiens se sont essentiellement séparés en trois grandes classes sociales. D’une part, il y avait la plus grande partie de la population, les habitants, en grande majorité des agriculteurs. D’autre part, se trouvait l’élite, formée essentiellement du clergé et de ses membres des professions libérales. La troisième classe sociale était, finalement, une bourgeoisie d’origine britannique qui contrôlait l’économie[10]. Ces trois classes sociales se sont aujourd’hui pour beaucoup rapprochées et leurs différences sont moins marquées. Pour Renaud, c’est certainement un bon point en faveur du Québec. En effet, la critique des inégalités entre les différents groupes de la société est au cœur de son discours. Il attaque plus particulièrement et avec beaucoup de vigueur toutes les classes sociales qui possèdent, à quelque niveau que ce soit, le pouvoir :

- Mais pourquoi, d’abord, est-c’que les bourgeois

Y faut leur faire peur ?

Si y seraient vraiment dangereux

C’est nous qu’aurait peur d’eux.

- C’est leur connerie qu’est redoutable,

Et pis n’oublie jamais

Qu’y sont les complices du pouvoir,

Des flics et des curés ![11]

            Comme Renaud le dit dans cette chanson, les flics, les curés, les militaires et les bourgeois sont ses boucs émissaires préférés. Parce qu’il les voit à la source de la plupart des maux de la société, il règle ses comptes avec eux dans de très nombreuses chansons, dont « Société tu m’auras pas ! « , « Où c’est qu’jai mis mon flingue ? », « Hexagone », et « Camarade bourgeois ».

            Le combat de Renaud se situe en France, pays où un titre de baron ou de comtesse marque toujours le pouvoir et la distinction.  La situation québécoise est tout à fait différente. En effet, pour une raison bien simple, la noblesse ne représente pas grand chose pour la plupart des Québécois. La colonisation de la Nouvelle-France ayant d’abord été faite par des esprits aventuriers et conquérants, les nobles n’y ont naturellement pas participé. Ils ont ainsi créé un trou dans l’organisation de la nouvelle société. Malheureusement aujourd’hui, selon le point de vue du parolier, au Québec comme en France, d’autres classes sociales ont remplacé les nobles et aliènent le reste de la population en abusant de leur pouvoir. Ainsi, il est normal que Renaud, en plus de s’attaquer aux classes sociales, conteste le comportement de ces personnes qui créent les différends sociaux. Le discours du chanteur trouve un écho chez les Québécois qui voient dans leur société certaines catégories d’individus qui parviennent à en opprimer d’autres : « Renaud est en guerre. Guerre contre les détracteurs qui de tout temps existent, mais qui commencent à avoir le haut du pavé[12] ». Les Québécois se sentent donc concernés dans une certaine mesure par les thématiques contestataires qui touchent les classes sociales que développe fréquemment Renaud.

 

La contestation de l’ordre social

            En plus de s’engager dans la société où il vit par des actions concrètes comme il l’a fait en intervenant personnellement dans le parti communiste français (« Pourtant s’il en est un qui s’est mêlé et se mêle toujours de politique, c’est bien le chanteur de « Miss Maggie »[13] »), Renaud s’engage par ses chansons. S’il critique les classes sociales, l’ordre social, c’est-à-dire l’organisation de la société, occupe la plus grande partie de son discours contestataire : « Les propos à tendance politique[14] […] font la marque de commerce du chanteur français[15] ». « Société, tu m’auras pas ! » est un exemple éloquent de l’idéologie que développe Renaud dans ses chansons d’opposition :

                   Société, société,

tu m’auras pas […]

J’ai vu ce que tu faisais

du peuple qui vit pour toi,

j’ai connu l’absurdité

de ta morale et de tes lois.

            Il fait plus que décrire l’échec du système social français, il blâme toutes les formes de démocratie occidentale. Selon lui, les dirigeants sont directement responsables d’avoir causé la faillite de la société en répétant aveuglément les bévues de leurs aïeux. Au lieu d’apprendre de leurs erreurs, ils semblent au contraire s’en instruire :

                        Étudiant en que dalle […]

                        Y’a longtemps qu’t’as pigé

                        Qu’y faut jamais travailler

                        Et jamais marcher au pas

                        Qu’leur culture nous fait gerber

                        Qu’on veut pas finir loufiat

                        Au service de cet État

                        De cette société ruinée

                        Qu’des étudiants respectables

                        Espèrent un jour diriger

                        En traînant dans leurs cartables

                        La connerie de leurs aînés[16]

            Ce ne sont malheureusement pas les fautifs qui payent leurs erreurs. Ce sont les gens ordinaires. Durant la Deuxième Guerre mondiale, le peuple français a dû faire des sacrifices. En plus de subir le rationnement alimentaire, plusieurs personnes ont vu leurs maisons détruites et ont perdu des êtres chers. En 1945, il a fallu reconstruire des logements rapidement pour tous les infortunés qui se retrouvaient à la rue. C’est ainsi que sont nées, à Paris surtout mais aussi ailleurs en France, les banlieues rouges, les cités béton, pensées et conçues par une élite dirigeante pour abriter la population prolétaire.

            Évidemment, les Canadiens-français, comme on les appelait à l’époque, ont vécu bien différemment cette Deuxième Guerre mondiale : « Protégé par son éloignement des zones principales de combat, le Canada est en mesure de produire, en quantités considérables, les aliments et les munitions dont ont besoin les armées alliées, ce qui, par ricochet, donne une forte impulsion à son agriculture et à son industrie[17] ». Pour ces raisons, la guerre a pris au Québec des allures plus positives que négatives. Malgré les 42 000 morts et les 53 000 blessés, l’effort de guerre canadien ne sera jamais équivalent à celui de la France.

            Cela explique que les conséquences de la guerre ne correspondent pas à une réalité quotidienne historique chez les Québécois, ils ne connaissent pas les cités béton, même dans les grandes villes, et ne peuvent donc pas s’identifier à cette thématique importante de Renaud. Dans Marchand de cailloux, « Renaud reprend des thèmes chéris et pose encore une fois son regard sur la zone, les banlieues où se côtoient les tours d’habitations[18] ». selon lui, un nouveau mur de Berlin, invisible mais aussi solide, est en train d’apparaître entre les villes et les banlieues.  La misère se trouve à l’intérieur du quartier et n’en sort pas :

          Elle habite quelque part

Dans une banlieue rouge

Mais elle vit nulle part

Y’a jamais rien qui bouge

Y’a qu’le bleu des mobs qui l’emmène en vacances

Ses histoires d’amour elle les vit dans Confidences

    Confrontée à l’ennui et à la solitude, l’héroïne de « Banlieue rouge » ne perçoit la société qu’à travers l’image que lui renvoient la radio, la télévision ou les revues. Elle maintient son seul contact direct avec le monde extérieur, celui qui ne se trouve pas à l’intérieur de sa cité-béton, en travaillant dans un centre commercial. Elle y côtoie des Parisiens qui, sans lui adresser la parole, lui rappellent sa place dans l’organisation sociale :

                        Elle a un super boulot

                        Sur l’parking de Carrefour

                        Elle ramasse les chariots

                        Le week-end c’est l’enfer

                        Quand tous ces parigots

                        Viennent remplir l’coffre arrière

                        D’leur 504 Peugeot […]

                        En cas d’guerre en cas d’crise

                        Ou d’victoire de la gauche

            Dans un tel environnement, il est difficile de s’épanouir. C’est peut-être pour cette raison que les quatre fils de cette dame ont choisi de devenir voleurs. C’est peut-être aussi pour contester un système social qui les dégoûte. Renaud comprend leur sentiment, ce qui ne l’empêche pas de voir dans les comportements contestataires des délinquants une menace potentielle : « La délinquance est un grave problème de notre société[19] ». Avec « Deuxième génération », Renaud a voulu laisser, pour une fois, la parole à ces adolescents que la société rejette :

                    J’ai rien à gagner, rien à perdre

                   Même pas la vie

J’aime que la mort dans cette vie d’merde

J’aime c’qu’est cassé

J’aime c’qu’est détruit

J’aime surtout tout c’qui vous fait peur

La douleur et la nuit …

            Parce qu’ils sont le reflet de l’incapacité qu’ont les individus à vivre ensemble, les délinquants sont mis au ban de la société. En effet, au Québec autant qu’en France, une donnée psychosociologique de l’adolescence demeure la même : lorsque les jeunes ont des comportements violents, c’est souvent parce qu’ils en veulent à ceux qui représentent l’autorité ou le pouvoir. Ils extériorisent, grâce à la violence, leur mépris de l’organisation sociale, ainsi que le fait Renaud par ses chansons contestataires.

            Les délinquants ont souvent deux manières d’exprimer leur révolte. En plus de détruire ce qui les entoure, ils cherchent, parfois inconsciemment, à se détruire eux-mêmes. Ils sombrent alors dans un univers qui est plus réconfortant que le monde réel : celui de la drogue. Renaud ne conteste pas tant leur décision que le malheur qui les pousse à en arriver là et l’attitude des quelques individus qui exploitent leur douleur : « Chacun est libre de mourir ou de vivre comme il le veut, mais quand tu meurs pour enrichir de gros dealers, c’est dégueulasse[20] ».

            Aujourd’hui, le nombre de jeunes qui vivent dans la détresse et qui trouvent dans la drogue le moyen de s’en sortir s’avère si important qu’il ne s’agit plus d’un problème ne concernant que les délinquants, mais bien d’un phénomène qui s’étend à toute la société. Que ce soit au Québec, en France ou dans n’importe quel pays industrialisé, la drogue poursuit sa conquête et fait ses ravages. Conscient de l’ampleur de la situation, Renaud préfère sensibiliser les jeunes, qui constituent une grande partie de son public, aux effets néfastes de la dépendance, plutôt que de montrer, comme trop de gens le font, qu’il est possible de s’en sortir :

                   Tu m’excus’ras, mignonne

                   d’avoir pas pu pleurer

en suivant les couronnes

de tes amis branchés

parce que ton dealer

était peut-être là

à respirer ces fleurs

que tu n’aimerais pas

à recompter ces roses

qu’il a payé au prix

de ta dernière dose

et de ton dernier cri … [21]

            Avec des mots simples et une musique dépouillée, Renaud arrive à montrer sans artifice la condition des jeunes drogués et l’utilisation qu’en font les dealers, comme s’ils étaient de la simple marchandise. Cette franchise touche tant ses auditeurs québécois que français puisque, des deux côtés de l’océan, le problème est malheureusement le même.

 

Les sentiments contestataires

            Les problèmes qu’engendrent les classes sociales et l’ordre social provoquent souvent la colère de Renaud : « Moi, j’exprime ma colère et mes révoltes dans mes chansons [22]». Cependant, tous ses albums ne sont pas contestataires de la même façon. Ainsi, Laisse béton, produit en 1977, est très gai. La seule chanson que l’on puisse classer d’emblée dans la catégorie des textes contestataires est « La chanson du loubard », écrite par Muriel Huster. Par contre, « Mistral gagnant est le résultat de toute [sa] révolte …communiste-soviétique et autre[23] ». Cet album, qui date de 1985, aborde de très nombreux problèmes qui concernent autant les sociétés québécoise que française et qui laisse apparaître les sentiments négatifs que Renaud éprouve lorsqu’il voit certains comportements humains :

                        Fatigué d’habiter sur la planète terre […]

                        Où la plus évoluée parmi les créatures

                        a inventé la haine, le racisme et la guerre

                        et le pouvoir maudit qui corrompt les plus purs

                        et amène le sage à cracher sur son frère […]

                        La liste est bien trop longue de tout ce qui m’écœure

                        depuis l’horreur banale au moindre fait divers

                        il n’y a plus assez de place dans mon cœur

                        pour loger la révolte, le dégoût, la colère[24]

            Si Renaud dénonce avec vigueur les incohérences du monde qui l’entoure, il lui arrive de manquer de mots pour exprimer ses sentiments. C’est dans ce contexte que s’inscrit une chanson comme « Fatigué » qui, plutôt que de mettre l’accent sur un problème particulier, met en lumière l’état d’âme de l’auteur. Par ailleurs, ce sont toujours ses sentiments qui sont à la base du besoin qu’éprouve Renaud d’écrire des chansons contestataires : « La dénonciation n’est pas le résultat final mais plutôt une obligation viscérale où priment ma colère et ma tristesse[25] ».

            Lorsque des sentiments très personnels sont à la base d’une œuvre artistique, le producteur de cette œuvre a parfois des raisons de craindre les réactions de son public. Dans ce cas, la sanction des récepteurs s’adresse souvent bien plus à la personnalité de l’artiste qu’au produit qu’il présente. Heureusement pour lui, Renaud ne crie pas dans le désert, surtout au Québec. Les récepteurs d’ici comprennent ses motivations (« S’il chante, c’est pour faire entendre ses textes, et souvent crier, hurler sa révolte, son impuissance[26] ») et apprécient l’aspect rebelle de sa personnalité : « Renaud ne sera jamais un être apprivoisé[27] ». Parce que, selon le mot de Umberto Eco, « l’important n’est pas la chose contre laquelle on se révolte mais l’énergie que l’on emploie à cette protestation[28] », le public québécois voit dans les sentiments contestataires de Renaud le parti de la vérité et de la justice : « Renaud continue toujours de réagir dans les injustices en prenant le parti de la vérité[29] ». Ainsi, même lorsque le chanteur s’attaque à des causes qui sont étrangères à leurs préoccupations, comme les cités béton, les auditeurs québécois perçoivent et apprécient la pertinence de son combat.

Les thèmes paisibles

            Après avoir été perçu comme un chanteur contestataire issu d’un milieu défavorisé, pour ne pas dire délinquant, et avoir connu un succès certain, lié à cette première fausse mythologie, Renaud est entré, contre son gré, dans ce qu’il convient d’appeler sa « seconde mythologie ». Ses détracteurs, autant que ses fans, lui prêtèrent une origine bourgeoise. Il était fils de médecin, avait grandi dans la ouate des nourrices et avait reçu une éducation sans faille. A la limite, c’était l’ennui bien plus que le besoin qui était à l’origine de son engagement social. Les thématiques qu’il exploitait et qui correspondaient à sa nature profonde étaient donc celles dites paisibles. Dans la réalité, il en était tout autrement. Ayant un père qui écrivait des contes pour enfants et des frères et sœurs avec qui faire des mauvais coups, Renaud apprit naturellement à goûter aux joies de l’imagination, de l’amitié et de l’humour. Plus tard, en rencontrant celle qui partagerait sa vie, il découvrit que l’amour et la famille comblaient souvent les esprits les plus torturés. Dans cette heureuse évolution, toujours parallèle à son cheminement contestataire, Renaud resta fidèle à ses thèmes positifs. Il chanta dans tous ses albums les mérites des espaces, des époques et des sentiments paisibles.

 

Les espaces paisibles

            Alors que son premier album s’appelle Amoureux de Paname et qu’il y chante :

                        Moi j’suis amoureux de Paname,

                        du béton et du macadam,

                        sous les pavés ouais c’est la plage,

                        mais l’bitume c’est mon paysage

            Renaud en arrive, à mesure qu’il vieillit, à délaisser un peu la ville au profit des espaces plus paisibles comme la mer et la campagne :

            « Chanteur essentiellement urbain, au début de sa carrière, il a encore besoin de la ville pour vivre, mais il a découvert la mer et la campagne pour refaire ses forces[30] ». Naviguer tranquillement, se laisser bercer par les vagues et vivre au rythme de la mer correspond de plus en plus à l’idéal de vie de Renaud. C’est pourquoi il s’est acheté un bateau et y passe de longues semaines chaque année, en compagnie de sa femme et de sa fille. Sur la mer, il peut oublier ses sentiments contestataires et le stress de la vie urbaine contemporaine :

            La symbolique de l’eau est très ancrée dans l’œuvre de Renaud […] « l’eau, c’est le refuge, c’est la sérénité. C’est vivre loin des hommes, loin de la pollution, loin des conflits sociaux, loin des conflits humains […] Ça ressemble peut-être plus à la vie plus humaine. Ça me repose complètement. Je n’écris pas dans la fureur et le bruit de la ville, mais en me retirant[31] ».

            L’eau ressource à ce point Renaud qu’il y voit même la solution à plusieurs problèmes sociaux qu’il évoque dans ses thématiques contestataires. Dans « Trois matelots », une chanson humoristique très longue, il soutient que le service militaire n’est supportable qu’à la condition de le faire dans la marine :

                        Nous étions trois jeunes militaires

                        pas trop amoureux de la guerre

                        mais nous voulions bien nous faire tondre

                        en échange d’un tour du monde

                        sur un joli bateau en fer

            Dans ce cas, c’est le lieu paisible que représente la mer qui se présente comme la solution à l’aliénation que risque d’entraîner la service militaire obligatoire.

            Comme le développement de la Nouvelle-France s’est essentiellement fait dans la vallée du Saint-Laurent, le long d’un fleuve qui possède l’ampleur d’une mer, et que le reste du Québec est parsemé de lacs imposants, la majorité des Québécois vivent tout près de l’eau. Pendant longtemps, les mouvements de l’eau ont régi le quotidien des habitants. La voie maritime du Saint-Laurent représentait le seul moyen de communiquer entre les différentes régions et constituait un garde-manger sûr par rapport aux terres moins fertiles qui s’éloignaient de la vallée du Saint-Laurent. Aujourd’hui encore, on accorde beaucoup d’importance à l’eau : la débâcle amène son lot d’inondations pour beaucoup de riverains mais aussi le printemps et les jours plus doux. Et contrairement à ce qui se passait par le passé, de plus en plus de Québécois utilisent maintenant pour leur simple plaisir les ressources maritimes qui se trouvent dans leur région. Ils s’adonnent à de nombreuses activités aquatiques comme la plongée sous-marine, la planche à voile, le canot ou le kayak, mais ils privilégient la navigation :

                   « C’est pas l’homme qui prend la mer     

                   C’est la mer qui prend l’homme » […]

                   Moi la mer elle m’a pris

Au dépourvu, tant pis …

Je m’suis cogné partout

                   J’ai dormi dans des draps mouillés

                   Ça m’a coûté des sous

                   C’est d’la plaisance, c’est l’pied !

            « Dès que le vent soufflera » constitue une satyre des citadins qui s’improvisent marins et qui cherchent dans le roulis des vagues le moyen de fuir le train-train de leur vie quotidienne. Les chansons de Renaud qui mettent en valeur la thématique paisible de la mer trouvent un écho particulier chez les auditeurs québécois.

 

Les époques paisibles

            Renaud refuse de vieillir et d’accepter la vie de compromis des adultes. Pour lui, l’enfance correspond à l’âge d’or de la vie humaine et ne doit jamais se faner. La mort de l’enfance, c’est la mort de l’âme : le seul fait de critiquer la société dans laquelle il vit provoque chez Renaud la fin de ses premiers idéaux :

                  Mort l’enfant qui vivait en moi

qui voyait dans ce monde-là

un jardin, une rivière

et des hommes plutôt frères

Le jardin est une jungle

les hommes sont devenus dingues

                   la rivière charrie des larmes

un jour l’enfant prend une arme.

            Pour conserver son innocence d’enfant, Renaud éparpille, dans tous ses albums, des souvenirs qui lui sont chers (« Les dimanches à la con »), des réflexions par rapport aux enfants qu’il côtoie (« Ecoutez-moi les gavroches ») ou qui concernent son désir d’être père (« Chanson pour Pierrot »). Depuis 1980, Renaud préfère parler de l’enfance en regardant grandir sa fille Lolita :

                        Lola,

                        J’suis qu’un fantôme quand tu vas où j’suis pas

                        Tu sais ma môme que j’suis morgane de toi

                        Comme j’en ai marre de m’faire tatouer des machins

                        Qui m’font comme une bande dessinée sur la peau

                        J’ai écrit ton nom avec des clous dorés un par un

                        Plantés dans le cuir de mon blouson dans l’dos

            Depuis que sa fille est née, Renaud n’a pas seulement changé sa manière d’envisager l’enfance, il a aussi modifié son engagement social : « L’arrivée de sa fille a influencé son engagement social, a rendu Renaud davantage sensible au pacifisme et à l’écologie[32] ». La paternité a donné à Renaud l’envie d’exploiter un peu plus les valeurs et les thématiques paisibles qu’il avait parfois négligées.

            L’enfance qui constitue un thème universel – personne n’y échappe – , est pourtant très peu exploitée par les rockeurs. Renaud est probablement l’un des premiers à en parler. En écrivant sur le quotidien des enfants, il réussit à rejoindre directement son public québécois. Les querelles entre petits frères pour avoir le blanc du poulet, les bobos sur les coudes, la bouderie d’une petite sœur ou l’angoisse du premier jour d’école (« Les dimanches à la con ») touchent autant les Québécois que les Français. Par contre, lorsque Renaud raconte l’univers des enfants qui grandissent dans les rues de Paris, seul un public limité peut s’identifier personnellement aux héros. L’univers que Renaud décrit alors est à ce point particulier qu’il est difficile pour les Québécois de s’imaginer, vivant cette histoire ou cette réalité dans ce décor parisien :

                        Ouvrez vos yeux pleins d’innocence

                        sur un Paris qui vit encore,

                        et qui fera de votre enfance

                        le plus merveilleux des décors. […]

                        Allez respirer sur la Butte

     tous les parfums de la Commune,

     souvenirs de Paris qui lutte

     et qui pleure parfois sous la lune[33]

            Selon Renaud, l’enfance est, entre toutes les époques de la vie, celle qui doit servir de modèle de conduite. Pour bien vieillir, il considère qu’il est essentiel de rester fidèle à ses rêves et à ses aspirations d’enfant. Le plus souvent, Renaud développe ce thème paisible avec beaucoup de simplicité. Il raconte les petits détails de la vie quotidienne des enfants : « J’aime davantage chanter les petites choses que les grands trucs. Dans ces anecdotes tout le monde se reconnaît[34] ». Ainsi, même si le contexte de réception québécois diffère du contexte de production français, un point commun demeure entre Renaud et ses récepteurs québécois : l’enfance, particulièrement dans les moments tendres, semble-t-il, est semblable des deux côtés de l’Atlantique. De plus, l’importance accordée aujourd’hui à l’enfance, dans presque tous les pays industrialisés, correspond à la maturité des baby-boomers des années 50 qui, au début des années 80, ont commencé à fonder des familles et à avoir des enfants. En effet, la génération née entre la fin des années 1940 et le début des années 1960 dépasse tellement en nombre celle qui la précède et celle qui la suit que c’est elle, au fur et à mesure qu’elle avance en âge, qui donne le ton et impose ses valeurs et ses besoins à l’ensemble de la société […] Tout comme elle a été à l’image des enfants puis des adolescents qu’ils ont été, la société des années 1980 se modèle pour répondre aux besoins des adultes qu’ils sont devenus[35].

 

Les sentiments paisibles

            Souvent, le public considère que Renaud est d’abord un chanteur contestataire qui critique tout et qui cherche à mettre de l’ordre dans une société qu’il juge viciée. Pourtant, Renaud est un témoin, au langage unique, qui sait provoquer, étonner et émouvoir mais, avant tout, un simple homme dont l’ultime but demeure à la portée de tous. « Mon idéal de vie est de me lever lorsqu’il fait jour et de constater que je suis vivant et que je suis entouré de ceux que j’aime. Ce n’est déjà pas si mal ! Tout le reste n’est qu’accessoire, secondaire[36] ».

            En effet, il place des idéaux paisibles en tête des valeurs qui lui sont les plus chères : « La fraternité, l’amitié, l’amour, la tolérance. Ce sont des mots galvaudés mais je crois intimement en eux[37] ». C’est pourquoi même dans les chansons les plus contestataires, il est possible de trouver des parcelles de ces sentiments paisibles que Renaud éprouve.

            « Les charognards », par exemple, met en lumière les meurtres organisés de la brigade anti-gang française. Rédigé à la première personne, le texte présente un personnage qui vient d’être ainsi assassiné et qui subit « la connerie humaine comme oraison funèbre ». Renaud refuse de faire un portrait uniquement sombre des relations entre les forces de l’ordre et les criminels. Au contraire, le mort doit le repos de son âme à une jeune fille qui, encore innocente, lui offre amour et tendresse :

                        Elle n’a pas dix-sept ans cette fille qui pleure

     en pensant qu’à ses pieds il y a un homme mort,

                        qu’il soit flic ou truand elle s’en fout, sa pudeur

                        comme ses quelques larmes me réchauffent le corps.

     Il y a beaucoup de monde dans la rue Pierre-Charron.

                        Il est deux heures du mat’, mon sang coule au ruisseau,

                        c’est le sang d’un voyou qui rêvait de millions.

                        J’ai des millions d’étoiles au fond de mon caveau.

            Renaud éprouve un peu de difficulté à écrire librement les sentiments paisibles qu’il vit, car il affirme s’être donné lui-même deux mandats. Il veut en même temps exprimer les sentiments contestataires qui l’animent et chanter les sentiments plus doux que lui inspirent ses petits bonheurs quotidiens ou la vie des gens ordinaires : « Je suis un chanteur réaliste, estime Renaud, se considérant chroniqueur de la vie humaine plutôt qu’auteur de fiction[38] ».

            Les chansons-chroniques qui s’attardent à la vie quotidienne sont tout de même très présentes dans l’œuvre de Renaud. Il y décrit alors un univers (« La mère à Titi »), un personnage (« Doudou s’en fout »), une situation (« En cloque ») ou une relation (« Ma gonzesse »). L’apparente maladresse de Renaud dans cette dernière chanson en a fait un grand succès de son troisième album. Il y raconte avec beaucoup d’humour, de naïveté et de maladresse son amour pour sa « gonzesse » :

                        Malgré le blouson clouté

     Sur mes épaule de v’lours

                        J’aimerais bien parfois chanter

                        Autre chose que la zone

                        Un genre de chanson d’amour

                        Pour ma p’tite amazone

                        Pour celle qui, tous les jours

                        Partage mon cassoulet

            En plus d’avouer les sentiments paisibles qui l’habitent, Renaud y chante les bonheurs de la vie quotidienne et y affirme la lourdeur de l’attente du public qui le force parfois à écrire sur des sujets plus contestataires comme les inégalités sociales.

            Il comprend pourtant que son public, autant québécois que français, attend de lui qu’il continue de produire des chansons appartenant à ses deux réseaux thématiques : « Je prends plus de plaisir à dire l’amour que la révolte. Ces chansons donnent du bonheur aux gens. Mais tout ça doit sortir, le public attend de moi que je lui donne des chansons d’amour, de révolte et de fantaisie[39] ». Il est vrai que les chansons douces ou drôles donnent beaucoup de plaisir aux auditeurs. De plus, elles ont l’avantage certain de s’intégrer plus facilement à la vie quotidienne des récepteurs, et ce peu importe leur horizon d’attente personnel. Qu’ils vivent en France ou au Québec, tous peuvent se sentir touchés en écoutant Renaud-le-papa offrir conseils et affection à sa fille dans « Morgane de toi » ou en écoutant Renaud-le-mari livrer son amour et sa tendresse à sa femme avec « Dans ton sac ». un peu comme le thème de l’enfance, les sentiments paisibles possèdent la qualité d’être universels : ils peuvent rejoindre presque tous les publics.

 

Les thèmes et leur réception québécoise

            Les réseaux thématiques qui constituent l’essentiel de l’œuvre de Renaud sont maintenant définis. De plus, les thèmes contestataires et paisibles, tels qu’ils sont vécus par Renaud dans la société française, ont été mis en relation avec l’univers québécois. Il reste alors à dégager les points communs et divergents entre les deux sociétés en ce qui concerne les thématiques chansonnières. Pour ce faire, il est nécessaire de rappeler brièvement le rôle du récepteur dans le processus de la communication artistique, de bien cerner quelles sont les valeurs importantes de la société québécoise, c’est-à-dire quelles sont les  attentes du public québécois par rapport aux thèmes que développe Renaud et, enfin, quelles relations unissent l’artiste et ses récepteurs québécois.

 

Le rôle du récepteur

            Il est aujourd’hui admis par la plus grande majorité des intellectuels et des littéraires que la culture personnelle influence considérablement la réception d’une œuvre puisque « émetteur et récepteur possèdent […] chacun deux répertoires de signes qui leur sont plus ou moins communs ; la communication repose essentiellement sur la partie commune de ces répertoires, cette communauté n’étant jamais tout à fait rigoureuse[40] ». entre Renaud et son public québécois, les répertoires culturels sont semblables en de nombreux points : langue commune, même système juridique civil, niveaux de vie comparables. Il serait cependant faux de croire qu’ils sont identiques. Par exemple, les systèmes politiques divergent et les habitudes de vie liées au climat diffèrent considérablement.

            Mais, comme le précise Moles, l’important n’est pas d’avoir un horizon d’attente similaire en tout point : « le message sera perceptible, c’est-à-dire intelligible comme une forme, dans la mesure où le récepteur y discernera un ensemble de signes qu’il peut identifier dans son propre répertoire[41] ». c’est pourquoi, en intégrant à ses chansons des thèmes aussi universels que l’enfance, ou l’amour, ou encore en traitant de sujets qui trouvent un écho dans la vie des Québécois, comme l’injustice ou la délinquance juvénile, le discours artistique de Renaud devient accessible à ses récepteurs québécois.

 

Les valeurs importantes des Québécois

            Puisque l’horizon d’attente, qui se compose entre autres d’un regroupement particulier de valeurs, modèle l’intérêt du public pour l’œuvre qu’il reçoit, il convient d’observer quelques-unes des valeurs importantes des Québécois qui conditionnent leur réception des chansons de Renaud. D’après les informations contenues dans le dossier de presse, il apparaît que, pour les Québécois, l’intégrité[42] d’un artiste est presque aussi essentielle que son message artistique. Renaud partage un peu le même point de vue. Avec son premier album déjà, il chantait :

                   Y’a eu Antoine avant moi,

y’a eu Dylan avant lui […]

On les a récupérés,

oui, mais moi on m’aura pas.

Je tirerai le premier

et j’viserai au bon endroit[43]

            Dans bon nombre d’entrevues, les critiques québécois cherchent à vérifier le bien-fondé de cette affirmation pour savoir si Renaud est resté fidèle à lui-même, à ses thématiques contestataires et paisibles ou s’il n’a pas un peu trompé son public. Le plus souvent, ils constatent que l’artiste a évolué en respectant les premiers engagements qu’il s’était donnés. Leurs commentaires sont alors positifs :

             Il y a des gens pour qui une certaine forme de stabilité est un gage de conséquence envers soi-même. De vieux fans m’abordent et me disent : c’est bien, tu n’as pas changé[44]. Avec Marchand de Cailloux, les admirateurs sont fort bien servis. Renaud fait du Renaud et semble plus en harmonie que jamais avec son dialogue poétique, fragile et ravageur. Trop d’amour ? trop de haine ? Renaud affirme trop des deux[45].

            En entrevue, Renaud amène lui-même la discussion sur la question de l’intégrité et affirme que l’essence même de sa carrière d’auteur passe de loin avant les contraintes auxquelles oblige aussi la commercialisation de l’art : « Un journaliste belge m’a dit […] que mes thématiques étaient prévisibles. Je lui ai répondu que je ne faisais que ce que je savais faire, que j’aimerais bien le surprendre mais que, bon, il ne faut pas que je trahisse mon écriture, mon univers pour arriver à mes fins[46] ». Apparemment, les Québécois apprécient eux aussi cette non-obéissance aux contraintes artistiques et admirent ceux qui possèdent, comme Renaud, la force de caractère qui permet de poursuivre le chemin en dépit des menaces et des contraintes commerciales : « Avis aux amateurs de changement et aux dépisteurs de redondances, Renaud mène sa barque sans faire de vagues[47] ».

 

            D’après le dossier de presse de Renaud, il est aussi possible de voir que, près de l’intégrité, la foi est une autre valeur très importante pour le public québécois. Étant l’assurance donnée d’être fidèle à sa parole et d’accomplir exactement ce que l’on a promis, la foi caractérise l’approche thématique de Renaud. Depuis ses débuts il affirme accorder autant d’importance à décrier les mauvais côtés de la société qu’à relever les notes d’espoir qui rendent la vie agréable. Lorsqu’il traite d’un thème particulier, Renaud le fait, encore aujourd’hui, avec cœur et sincérité, ce qui est une preuve certaine de son intégrité et de sa foi : « Renaud s’anime et se laisse enflammer par ses affirmations. Mettre en doute sa foi serait remettre en question l’essence même de ce qu’il est[48] ». ces deux valeurs, très importantes pour les auditeurs québécois qui écoutent et apprécient Renaud, le sont aussi pour l’artiste : c’est une des raisons majeures de sa popularité au Québec.

 

 Les rapports entre le public et l’artiste

 

            « Le texte littéraire apparaît caractérisé par une communication, une socialisation, différée. Il est produit pour être reçu (lu ou écouté) à distance du moment et du lieu de composition[49] », il est alors normal qu’il existe un écart entre les contextes de production et de réception. Mais si Renaud et son public québécois vivent dans des univers différents sous certains aspects., il n’en demeure pas moins qu’ils possèdent des valeurs et des intérêts communs et des thématiques qui les touchent de la même façon. Les relations qui les unissent s’harmonisent naturellement. Pour sa part, Renaud aime beaucoup le Québec et sa population : « Il n’y a rien encore au Québec qui me pousserait à écrire un autre Hexagone. Mais peut-être que je devrais essayer de faire une chanson gentille, là ce ne serait pas un problème[50] ». Ici, il se sent libre de s’exprimer, sans la peur constante qu’il a en France, de se faire critiquer par les médias.

            Au contraire de leurs homologues français, les journalistes québécois aiment beaucoup le travail de Renaud en plus de considérer que les causes qu’il défend sont les bonnes. Ils pensent que son travail est aussi difficile qu’important : « Je me dis qu’à force de vivre dans la contradiction et de défendre les bonnes causes qui passent, on y voit parfois plus clair dans sa conscience, on ne sait plus quoi penser, quoi déclarer et c’est pourquoi on porte la frange très longue pour ne plus voir les méchants et les crétins qui barrent la route et qui empêchent d’avancer[51] ».

            Si Nathalie Petrowski voit surtout en Renaud le chanteur contestataire qu’il est certainement, d’autres journalistes perçoivent clairement le double mandat que l’artiste d’est donné. Pierre Leroux, du défunt Québec Rock, fait un honneur à Renaud en lui offrant le titre, très prisé au Québec, de troubadour. Il précise néanmoins que ses thématiques touchent autant la poésie que la vie sauvage de la société : « Maintenant Renaud, le troubadour, rêve de retourner chanter pour les poissons… Mais là encore, il risque de tomber sur des maquereaux et des requins…[52] ». Parfois, le critique et le récepteur attentif se retrouvent en une seule personne. Lorsque le cas se produit, le travail du journaliste résume assez bien la perception qu’ont les admirateurs de Renaud : « J’ai failli revenir sur mes pas pour le remercier d’exister parce qu’il dit tout haut ce que plusieurs pensent tout bas. Merci de faire écran à la violence, à la bêtise humaine, à tout ce qui se passe dehors en étant un trait d’union très tendre entre les humains[53] ». Avec cette phrase, Suzy Turcotte, de Chansons, résume l’intérêt des Québécois pour les thématiques de Renaud. Ses chansons offrent un lieu commun entre les horreurs et les merveilles qui nous entourent tous les jours. Un lieu paisible où apprendre à vivre.

Entre les thèmes et les formes

            Les auditeurs québécois utilisent leurs références socioculturelles pour interpréter les thématiques contestataires et paisibles de renaud. Ils les adaptent ainsi à leur réalité et comblent une partie de l’écart qui existe entre le contexte français où Renaud produit ses paroles et le contexte québécois dans lequel ils les reçoivent. De la même manière, ils devront adapter les formes musicales et linguistiques qu’utilise le compositeur en se référant à leur propre univers.


[1]                 Micheline Cambron, Une société, un récit, Montréal, L’Hexagone, 1989, p. 39.

[2]              Les textes de ces chansons se retrouvent dans le recueil de textes de Renaud, Sans Zikmu, devenu pratiquement introuvable aujourd’hui. Paris, Champs Libre, 1980, 109 pages.

[3]              Thierry Séchan, op. cit., p. 31.

[4]              Marchand de cailloux, 1991. Le dernier album de Renaud, sorti en 1993, Cante ‘el nord, est constitué de textes folkloriques.

[5]              Renaud, Sans Zikmu, op. cit., quatrième de couverture.

[6]              Nathalie Petrowski, « Renaud, le mistral du soixante-huitard », Le Devoir, 4 janvier 1986, p. 22.

[7]              Nathalie Petrowski, « Renaud, putain de métier », Le Devoir,  21 janvier 1989, p. C-1.

[8]              Nathalie Petrowski, « Renaud, le mistral du soixante-huitard », op. cit., p.22.

[9]              Selon le mot de Thierry Séchan, op. cit., p. 18.

[10]             Paul-André Linteau et al., Histoire du Québec contemporain, tome I, Montréal, Boréal, 1989, p. 182.

[11]              « Pourquoi d’abord ? », Sur l’album Marche à l’Ombre, 1980.

[12]             Nathalie Petrowski, « Renaud, putain de métier », op. cit., p. C-1.

[13]             Paule Des Rivières, « Les attaques du frère de l’autre », Le Devoir, 20 et 21 mars 1993, p. D-4.

[14]             Par « politique », j’entends la première définition, plus philosophique que celle généralement admise, c’est-à-dire science ou art de gouverner un Etat, règles de conduite d’une société.

[15]             Francine Julien, « Renaud en spectacle : des chansons sans le discours », Le Soleil, Samedi, 18 novembre 1989, p. D-7.

[16]             « Etudiant, poil aux dents », Sur l’album Le retour de Gérard Lambert , 1981.

[17]             Paul-André Linteau et al., Histoire du Québec contemporain, tome II, Montréal, Boréal, 1989, p. 142.

[18]             Manon Guilbert, « Renaud, marchand de cailloux », Le Journal de Montréal, 11 octobre 1991.

[19]             Manon Guilbert, Idem.

[20]             Pierre Leroux, « Renaud, la poésie du camembert électrique », Québec Rock, no 106, Juin 1986, p. 37.

[21]             P’tite conne », Sur l’album Mistral gagnant, 1985.

[22]             Carole le Hirez et Bernard N’Guyen, « Le retour de Renaud », Le Courrier Français, Novembre 1991.

[23]             Alain Denis et Frédéric Tomesco, « Renaud Séchan, chanteur de rock », Québec Rock, no 103, Mars 1986, p. 33.

[24]             « Fatigué », Sur l’album Mistral gagnant, 1985.

[25]             Christiane Chaillé, « Renaud chanteur contestataire », Le Lundi, 18 juillet 1992, p. 18.

[26]             Suzy Turcotte, Ibid., p. 14.

[27]             Anonyme, « Renaud veut conquérir le Québec », Hebdo-Vedettes, 19 au 26 octobre 1991.

[28]             Umberto Eco, « La chanson de consommation », Communications, no 6, 1965, p. 33.

[29]             Manon Guilbert, op. cit.

[30]             Louis Tanguay, « Renaud, de succès en polémiques », Le Soleil, 25 janvier 1986, p. E-5.

[31]             Suzy Turcotte, « Les silences bleutés de Renaud », Chansons, Juillet 1988, p. 13.

[32]             Suzy Turcotte, op. cit., p. 14.

[33]             « Ecoutez-moi, les gavroches », Amoureux de Paname, 1974.

[34]             Manon Guilbert, op. cit.

[35]             Paul-andré Linteau et al., op. cit., p. 439-440

[36]             Christiane Chaillé, op. cit.

[37]             Christiane Chaillé, Loc. cit.

[38]             Alain Brunet, « Un Renaud inchangé avec d’autres cibles », La Presse, 12 octobre 1991.

[39]             Manon Guilbert, op. cit.

[40]             A. A. Moles, op. cit., p. 111.

[41]             A. A. Moles, op. cit., p. 112.

[42]             Selon la définition du Petit Robert, généralement admise mais qu’il est bon de rappeler, « état d’une personne ou d’une chose qui est demeurée intacte et qui expose une probité absolue ».

[43]             « Société, tu m’auras pas ! », Sur l’album Amoureux de Paname, 1974.

[44]             Alain Brunet, op. cit.

[45]             Sylvain Prevate, « Renaud, c’est Renaud et rien d’autre ! », Echos Vedettes, 19 au 25 octobre 1991.

[46]             Alain Brunet, op. cit.

[47]             Alain Brunet, op. cit.

[48]             Christiane Chaillé, op. cit.

[49]             Alain Viala, « Éléments de socio-poétique », avec Georges Molinié, Approches de la réception, Paris, PUF, 1993, p. 150.

[50]             Francine Julien, « Le Français terrible nous lance le Marchand de cailloux », Le Soleil, 26 octobre 1991.

[51]             Nathalie Petrowski, « Renaud, putain de métier », op. cit., p. C-1.

[52]             Pierre Leroux, op. cit.

[53]             Suzy Turcotte, op. cit.


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