CHAPITRE 2 : LA FORME

           C’est d’abord par la musique que la chanson capte l’attention des récepteurs. Grâce aux sonorités, aux instrumentations, aux rythmes et à la mélodie, elle provoque une expérience somatique et physique qui laisse peu de place, à ce niveau, aux mécanismes cognitifs et intellectuels. Ce n’est qu’à un niveau « supérieur », c’est-à-dire subséquent, que les réflexes intellectuels sont sollicités. Ils permettent alors aux récepteurs de saisir d’abord le sens de la musique, puis celui des paroles. Les créateurs de chansons, comme Renaud, sont conscients de cette réalité, instinctivement parfois, et c’est pourquoi ils cherchent à plaire aux auditeurs autant par les musiques que par les textes ou l’interprétation : « Je suis auteur parce que c’est pour moi un réel plaisir d’écrire des idées, des émotions, des sentiments, des états d’âmes. Je suis compositeur par besoin, car pour faire passer ces mots et ces écritures, je me sers d’un véhicule qui est la musique. Enfin, je suis interprète par provocation, car j’aime bien provoquer les gens, leurs émotions ou leurs révoltes[1] ».

 

Les textes

            Les textes constituent le message intellectuel des auteurs de chansons. Avec les paroles, ils parviennent à exprimer un imaginaire, des émotions ou des pensées que les récepteurs interprètent selon leur propre code personnel et social. Dès lors que cette affirmation est admise, il apparaît clairement que le contexte dans lequel se trouve l’auditeur modifie sensiblement la chanson qu’il écoute. Ceci est particulièrement vrai en ce qui concerne les thématiques mais revêt aussi un  caractère important lorsqu’on aborde la question formelle. Les formes poétiques et linguistiques que choisit d’utiliser l’auteur influenceront différemment la perception des récepteurs selon l’aptitude qu’ils auront ou non à les intégrer dans leur réseau de référents.

 

Les formes poétiques

            Lorsqu’il écrit, l’auteur de chansons choisit une certaine forme poétique. En effet, « divers registres et niveaux de langue sont disponibles, leur emploi spécifie un type de discours, un type de prise de position, parce que chaque registre permet, empêche et impose de signifier[2] ». C’est donc dire que, selon le message qu’il veut transmettre, l’auteur construit différemment son texte, il l’habille avec rigueur ou le libère des règles établies.

            Bien qu’il utilise tout à tour ces deux approches poétiques, le plus souvent, Renaud se sert des formes classiques qui sont familières autant aux Français qu’aux Québécois. En effet, même si, depuis les années 60, les Québécois possèdent un système scolaire qui cherche à remplacer la discipline pédagogique par la liberté, la créativité et la spontanéité en privilégiant les formes de l’expression orale plutôt que les formes de l’expression écrite[3], ils savent reconnaître l’utilisation des strophes, des vers et des rimes. Ils peuvent donc apprécier une chanson de facture poétique, extrêmement classique telle que « Écoutez-moi les gavroches » :

Ceux qui vivent sur le bitume

Qui n’ont jamais vu le gazon

Qui ne connaissent que la brume

Qui n’ont qu’un ciel gris pour plafond

            Les destinataires explicites de cette chanson, construite selon un modèle octosyllabique avec des rimes pauvres et suffisantes[4], sont des gamins sans grande éducation, qui vivent dans les rues de Paris. La forme poétique simple sert le propos de l’auteur qui cherche à reproduire une langue simple. Elle permet en outre de rendre accessible à d’autres cultures qui possèdent moins bien certains rudiments savants de la poésie. Ainsi, même si par sa thématique « Ecoutez-moi les gavroches » s’éloigne de la réalité des récepteurs québécois, elle demeure accessible par sa forme et sa structure

            Il ne faut cependant pas croire que pour exploiter l’écriture poétique classique, Renaud doit sacrifier l’originalité de ses textes. Au contraire, puisqu’il ne se préoccupe pas d’innover en matière poétique dans la plupart de ses chansons, il peut se consacrer avec plus d’intensité à l’atmosphère qu’il veut recréer. L’auditeur en arrive alors à ne plus voir la forme poétique pour ne s’intéresser qu’au contenu de la chanson : « Renaud a une écriture tellement fluide et directe qu’il n’a pas à expliquer la genèse de ses chansons[5] ». « En cloque » est un brillant exemple de la fluidité avec laquelle Renaud crée un univers poétique. Les rimes suffisantes ne semblent pas avoir été choisies, mais s’être imposées naturellement :

Le soir, elle tricote en buvant  d’la verveine

Moi, j’démêle ses p’lotes de laines

            A la limite, les récepteurs oublient la légèreté de la rime pour ne retenir que le « « miracle Renaud », cette spontanéité dans la formulation, cette évidence dans la sincérité des sentiments[6] ».

            Au Québec, c’est cette facture classique dans la construction des textes qui a valu à Renaud le double privilège de porter à la fois l’étiquette du poète et celle du conteur, et ce dès le début de sa carrière ici, en 1984 : « Renaud, l’artiste n°1 en France, le poète conteur[7] ». Pourtant, Renaud n’exploite pas seulement les formes conventionnelles de la poésie. L’originalité de son interprétation et sa façon particulière d’écrire lui permettent d’autres avenues :

            Le nouveau produit [Mistral gagnant] reste le même, portant la musique et le langage d’un créateur à l’inspiration aussi reconnaissable qu’unique. Les textes y conservent la place prépondérante qu’ils ont toujours eue dans les chansons de Renaud. Il les a écrits, même avec l’air de rigoler, sur un ton plus sombre que ceux du disque précédent[8].

            En effet, Renaud excelle dans le délire verbal[9]. Il invente, détourne, pratique le non-sens, exploite les images et les figures de style en plus de subvertir la syntaxe. Très souvent, cette façon humoristique d’écrire sert son propos de la même façon que l’écriture conventionnelle le permettait : « Il y a différentes façons de conjurer ses angoisses. Le délire verbal en vaut une autre[10] ». D’ailleurs, les récepteurs de Renaud, qu’ils soient Français ou Québécois, ne peuvent qu’apprécier l’humour d’une chanson construite, poétiquement parlant, aussi d’une façon aussi fantaisiste que « Près des autos tamponneuses » :

                   J’ai connu la Pépette

Aux autos tamponneuses

Elle, elle avait la sept

Et moi, j’avais la deuze

La sienne, elle était verte

Et la mienne était verte aussi

Elle était bonne la Pépette

Et c’était son métier

(elle était bonniche)

            Pour sa part, Renaud affectionne la fausse rime et la construction boîteuse. Il est certain que, ce faisant, il contribue à soutenir le sens de son texte. Une chanson humoristique comme « Le retour de la Pépette » est agréablement servie par le style poétique qu’applique l’auteur : « Elle dessine un cœur et lui un foie ». Ailleurs, cette particularité accentue le caractère morbide de l’histoire :

                   Quatorze avril 77

dans la banlieue où qu’y fait nuit

la petite route est déserte,

Gérard Lambert rentre chez lui.

Dans le lointain les mobylettes

poussent des cris …

            Les chansons que Renaud écrit selon un ordre poétique non établi demeurent accessibles au public québécois. La construction étant non conventionnelle autant pour eux que pour les Français, les deux cultures peuvent découvrir de la même manière les innovations du chanteur et les apprécier à leur juste mesure, sans obstacle culturel particulier.

 

Les formes linguistiques

            Si l’auteur de textes chansonniers a à sa disposition toute une gamme de formes poétiques, il peut aussi puiser dans de nombreuses formes linguistiques. Puisque la chanson est avant tout un acte de communication, il faut que l’écrivain arrive à se faire comprendre par la musique mais surtout par les paroles : « Il n’y a d’action possible par le langage que dans la mesure où celui qui emploie le langage est doté d’un pouvoir qui le rend capable d’agir par là[11] ». Ainsi, le public auquel l’auteur veut s’adresser l’influencera. Il emploiera alors un niveau de langage ou même une langue différente qui seront accessibles à ses destinataires par les ressemblances avec leurs bagages individuels et collectifs parce que :

            Ce qui confère pouvoir de langage […] tient dans les effets d’institution. C’est par l’idée qu’il y a une valeur de référence, commune aux deux interlocuteurs, admise par eux et vérifiable, que le langage prend pouvoir, que cette valeur de référence soit d’un instant ou d’une situation […] ou, le plus souvent, qu’elle soit inscrite dans les codes culturels, y compris dans leurs dimensions culturelles[12].

            Pour Renaud, le choix est simple et logique. Cherchant d’abord à s’adresser à une catégorie sociale en soi universelle, les éternels contestataires, il choisit d’écrire en argot parisien, cette langue crypto-ludique[13] qui s’adresse par définition aux marginaux de la société : « Renaud, réjouis-toi : tu as pour ennemis les vieux, les vrais, ceux qui n’ont jamais été jeunes […] Ils t’en veulent abominablement d’oser parler une langue qu’ils ne comprendront jamais[14] ». Cette langue opère naturellement un clivage culturel qui exclut souvent une catégorie de gens que Renaud méprise et met en lumière les destinataires explicites qui forment la plus grande partie de son public. Il n’y a en effet que les oreilles bien averties, conditionnées à entendre les mots déformés de cette façon particulière pour comprendre une phrase telle que :

Tiens, c’est pas dur, même le clébard

a tout gerbé !

Ma stoppeuse s’est rempli l’tiroir

sans rien moufter

elle était raide comme par hasard

j’ai tout casqué ![15]

            En outre, l’argot parisien permet à Renaud d’exprimer avec plus de force ses opinions en les appuyant d’une forme linguistique qui s’harmonise à ses thématiques : « Avec ses allures de délinquant, son verbe provocateur, Renaud bouscule les stéréotypes et dénonce la médiocrité[16] ». L’importance de la forme linguistique que prennent les chansons contestataires accentue le message et le rend plus percutant pour les récepteurs québécois et français mais également pour Renaud qui se sent parfois à l’étroit dans cette écriture où il est un peu le pionnier :

« Renaud est de ceux qui veulent être écoutés. D’abord, il parle tout le temps. En spectacle du moins. Dans ses chansons, les mots se bousculent comme s’il n’y avait pas suffisamment de sillons pour les contenir. Ces mots commencent pourtant à lui peser. Ce n’est pas une question de vocabulaire, mais une question de carburant existentiel[17] ».

            Les Québécois comprennent le plus souvent les thématiques contestataires de Renaud et s’il leur arrive de ne pas bien saisir les tournures de phrases, ils les interprètent en se rapportant à leur propre code de référence : « Et Renaud le baveux, l’anarchiste ? Rassurez-vous, il est bien présent[18] (c’est moi qui souligne) ».

            Assez souvent, c’est l’aspect contestataire de la personnalité de Renaud qui profite de cette particularité linguistique. Toutefois, il est aussi fréquent que les thématiques paisibles de Renaud soient servies par l’argot parisien : « Renaud, un témoin au langage unique qui sait provoquer, étonner et émouvoir[19] ». Il en est ainsi de « C’est mon dernier bal », cette chanson humoristique entraînante où le personnage ne prend que les bons côtés de la vie et s’amuse de tout, au point d’y trouver la mort :

Aux cinoches de Créteil

y jouaient que des pornos,

moi ça m’disait trop rien,

j’les avais déjà vus.

J’ai dit à mes copains :

y’a un balloche à Sarcelles,

on va y faire un saut,

y’aura p’t’être des morues,

et puis ça fait un bail

qu’on s’est plus bastonné

avec de la flicaille

ou des garçons bouchers.

            L’utilisation de plusieurs mots argotiques dans cette chanson rend l’atmosphère et la légèreté de la fête et traduit la naïveté du personnage. Les auditeurs québécois qui ne possèdent pas bien les données culturelles auxquelles se réfère Renaud, telles que les cinémas de Créteil ou les bals populaires, peuvent au moins saisir l’ambiance dans laquelle évolue le personnage.

            Il est en effet normal que l’argot parisien qu’utilise Renaud soit un langage parfois difficile à interpréter pour les Québécois, de la même manière que les français moyens comprennent difficilement le joual québécois. Par contre, comme la culture orale française est beaucoup plus véhiculée ici que la québécoise ne l’est en France, ne serait-ce que par les traductions parisiennes des films américains, les Québécois sont relativement en contact avec le parler français. Ils ont, de ce fait, une oreille développée qui leur permet de décoder et d’interpréter la majeure partie de l’argot parisien qu’utilise Renaud : « Non seulement les Québécois n’[ont] pas besoin de lexique pour comprendre ses textes, mais encore ils [comprennent] Renaud mieux que les critiques français[20] ».

            Les Québécois n’ont donc pas besoin de se faire traduire les textes de Renaud, même lorsqu’ils ne les comprennent pas bien. Le rythme, la mélodie, les accompagnements, l’interprétation et surtout la syntaxe arrivent à combler les écarts lexicaux et phonétiques qui existent entre l’argot et leur langue. S’il arrive que Renaud traduise ses textes pour les adapter à son public québécois[21], c’est plus par amitié que par souci de clarté linguistique. Par ailleurs, comme Renaud est incapable d’écrire ou de chanter en joual, il se contente de faire un effort louable en essayant d’imiter l’accent d’ici pour parodier l’œuvre de Roch Voisine : « Renaud emprunte l’accent québécois (« je suis tout à fait ridicule ») pour parler du chanteur québécois[22] ». Qu’il soit ridicule ou non, cette tentative endisquée sur Marchand de Cailloux[23] le rapproche de son public québécois qui, indulgent, apprécie qu’on imite son accent pour le simple plaisir plutôt que pour tenter de le corriger.

 

La musique

            Le texte est un élément majeur des chansons, surtout celles de Renaud, mais perd beaucoup de son sens s’il n’est pas soutenu par la musique. Comme c’est d’abord par elle que les auditeurs sont sollicités et qu’elle est par elle-même porteuse d’un message autonome – on n’a qu’à penser à une marche funèbre ou à une tarentelle pour le comprendre – il est essentiel de s’y attarder un peu. Par exemple, les influences musicales du compositeur ou le choix des instrumentations modifient la perception qu’aura le récepteur d’une chanson qu’il entend.

 

Les influences musicales

            Puisque le compositeur de chansons fait toujours partie d’une société donnée, qu’il la conteste comme Renaud ou non, celle-ci l’influence. Mais il n’est pas rare qu’un compositeur s’inspire également d’un contexte de production étranger à son milieu.. dans le cas de Renaud, ces deux affirmations se confirment. Depuis qu’il crée des chansons, son cœur balance entre deux pôles particulièrement opposés : « Ca fait longtemps que je suis un peu « le cul entre deux chaises », aussi bien sur scène que sur disque, où  j’hésite entre mes deux grandes passions musicales qui sont Georges Brassens et Bruce Springsteen[24] ». L’évolution de Renaud lui aura permis d’exploiter les deux aspects de son inspiration musicale et d’observer les réactions différentes du public par rapport à ses différentes influences.

            Dès le début de sa carrière, alors qu’il chante dans les rues, Renaud est fortement inspiré par le folklore français. C’est pourquoi, « accompagné à l’accordéon par un ancien copain de lycée, le petit prince des barrières fait revivre le Paris de Bruant[25] ». Au moment d’endisquer Amoureux de Paname, il ne s’éloigne pas de cet esprit. Au contraire, ce premier album témoigne « du goût de Renaud pour la chanson réaliste et ses rythmes traditionnels (java et valse musette)[26] ». Par leur culture, les Québécois ne sont pas très proches de ces sonorités. Au contraire, leur musique traditionnelle met en évidence le son du violon et de l’harmonica plutôt que celui de l’accordéon, et le réel est favorisé au profit de la musette. Les influences traditionnelles françaises de Renaud possèdent donc, pour eux, un caractère exotique qui peut conditionner leur écoute et les divertit en les éloignant de leur réalité. A ce sujet, il est en effet admis que la France demeure le lieu par excellence des touristes québécois. Ils aiment l’exotisme familier que permet une culture différente qui emprunte pourtant la même langue. Il est certain que cet attrait trouve une certaine résonance dans l’accueil fait aux musiques d’inspiration folklorique de Renaud.

            Il en est autrement du côté rocker de Renaud. Depuis les années 60, les Français tentent de faire du rock américain en l’imitant. Cependant, Renaud échappe à cette règle : « Ca fait 20 ans qu’ils [les Français] essaient tous de percer avec des airs de rock. Le rock, ce sont les Américains qui l’ont inventé. Ils ne nous ont pas attendus pour en faire ! alors, si moi j’y vais avec mon accordéon …[27] ». Parce que les Québécois appartiennent au continent américain, ils associent naturellement à leur réalité le rock états-uniens[28]. De ce fait, ils apprécient doublement la manière typiquement française qu’a Renaud d’allier au rock américain un texte français écrit en argot parisien, qui développe les thématiques particulières de l’auteur au lieu de se plier aux valeurs généralement véhiculées dans le rock : « Il faut évoluer avec son temps, dit-il, évoluer, mais pas au point de faire disparaître les textes[29] ».

            Cette évolution n’amènera pas Renaud à négliger ses textes mais plutôt à délaisser quelque peu sa production d’inspiration folklorique. Morgane de toi représente un tournant musical puisque c’est le premier album de Renaud offrant une production musicale vraiment musclée : Renaud glisse lentement vers une production moins musette et plus américaine. Si, au plan musical, « le rocker-musette des Français délaisse souvent la musette au profit du rock qui sert bien, il faut le dire, le côté galvanisé de ce chanteur qui sait […] encore montrer une sensibilité à fleur de mots[30] », l’attachement de Renaud pour les origines de la chanson française demeure constant dans tous ses albums, et ce, encore aujourd’hui : « J’ai toujours été fasciné par les instruments et les musiques traditionnelles, folkloriques[31] ».

            Depuis 1991, Renaud est, d’une certaine manière, revenu à une production plus folklorique. Mais au lieu de se consacrer à la chansonnette française, comme il l’avait fait auparavant, il préfère s’inspirer d’autres origines. Ainsi, Marchand de Cailloux mise sur les sonorités celtiques qu’il a trouvées en Irlande : « Marchand de Cailloux est fidèle aux sonorités celtiques entendues par les quelques privilégiés du dernier festival d’été de Québec[32] ». Le dernier album de Renaud, Cante el’ nord, sorti en 1993, montre bien le retour aux sources plus que passager de Renaud. Bien qu’il n’ait pas écrit ces textes traditionnels chtimis[33], l’originalité du produit et de l’interprétation laisse paraître le désir qu’a Renaud de délaisser quelque peu le rock au profit de certaines particularités folkloriques plus rares. Ses auditeurs québécois voient les différentes sources d’inspiration de Renaud, qui ne correspondent pas au rock, comme autant de musiques exotiques. En effet, ils sont baignés dans les sonorités rock qui correspondent dans une large mesure à leur réalité quotidienne. Elles ne peuvent donc pas produire le dépaysement que procurent des sonorités qui leur sont étrangères, telles que celles que l’on retrouve sur Amoureux de Paname (musette), Marchand de Cailloux (musique celtique) ou Cante el’ Nord (musique chtimi).

 

Les instrumentations

            Si les influences musicales d’un compositeur apparaissent dans les chansons qu’il écrit, c’est en grande partie à cause de l’arrangement. En effet, l’instrumentation donne une couleur particulière aux chansons. De plus, c’est la musique qui rend le discours plus accessible aux récepteurs : « La chanson c’est toujours plus agréable que le discours politique. Il y a la musique au moins[34] ». Aujourd’hui, au Québec comme en France, la chanson compte parmi les arts les plus sollicités par le public. Il est pratiquement impossible de ne jamais en entendre. La portée des chansons est de ce fait considérable, ce qui donne beaucoup de pouvoir aux auteurs. Mais, sans la musique, l’auteur ne peut pas communiquer : « Renaud l’a toujours dit : il est devenu compositeur par nécessité, pour faire entendre ses textes[35] ».

            Pour faire entendre ses textes, il n’est cependant pas nécessaire d’être un grand musicien, ce que Renaud avoue d’emblée : « [j’ai des] difficultés personnelles de plus en plus grandes à composer des mélodies, car je ne progresse pas vraiment musicalement. Je joue de la guitare aujourd’hui comme il y a dix ans… c’est-à-dire pas bien. Et je ne veux pas prendre des cours. Je plafonne un peu au niveau musical[36] ». L’important est plutôt d’être entouré d’une équipe professionnelle qui arrange les musiques pour qu’elles collent aux textes et qu’elles soient cohérentes par rapport à l’ensemble du corpus. Ainsi, bien que d’abord influencé par la musique traditionnelle française puis par le rock américain, Renaud est revenu depuis le début des années 90 à des sonorités plus acoustiques mais qui conservent des allures modernes : « j’ai décidé pour le nouvel album [Marchand de Cailloux] de revenir à ma première passion, à savoir la chanson plus classique avec des sons plus acoustiques et des mélodies plus lentes, plus douces et plus faciles[37] ». Les arrangements de ses chansons doivent nécessairement être en harmonie avec ce cheminement.

            Le public québécois de Renaud réagit sensiblement de la même manière à ses arrangements qu’à ses influences. Ainsi, lorsque Renaud arrange ses chansons de facture rock, les Québécois se sentent en terrain connu mais apprécient la manière particulière qu’a Renaud de marier la langue parisienne aux sonorités américaines. En revanche, les javas et les valses musettes qui sollicitent des instruments typiquement français, tel l’accordéon, les divertissent des instruments dorénavant classiques comme la guitare électrique, la basse ou la batterie. Quant aux autres sources d’inspirations musicales de Renaud comme le tango (« Le tango de Massy-Palaiseau »), la musique tzigane (« Salut Manouche ! »), africaine (« Doudou s’en fout ») ou irlandaise (« Ballade nord-irlandaise »), elles suscitent chez les auditeurs québécois un sentiment d’exotisme.

Entre la forme et l’expérience esthétique

            De la même manière qu’ils interprètent les thématiques  de Renaud, les récepteurs québécois transforment ses formes textuelles et musicales pour les adapter à leur réalité. Lorsqu’il est impossible pour eux de trouver des points communs avec la musique ou la langue proposée, ils utilisent les chansons de Renaud, aux sonorités typiquement françaises, pour s’évader du monde qui les entoure. Les auditeurs québécois s’éloignent du « français international » ou de la musique rock américaine qu’ils côtoient tous les jours. Dans les deux cas, c’est le plaisir du récepteur qui sert de lien entre les contextes de production et de réception. Sans une expérience esthétique authentique, la communication entre l’artiste et son public demeure impossible.


[1]                 Anonyme, « Le chanteur Renaud s’inquiète de l’avenir du français », op. cit.

[2]                Alain Viala, op. cit., p. 29.

[3]                « D’inspiration américaine, la nouvelle pédagogie [des années 60] propose un enseignement moins directif, moins livresque, qu’on veut mieux adapté à la personnalité de l’enfant et aux divers rythmes d’apprentissage d’une large population hétérogène ». Paul-andré Linteau et al., op. cit., p. 663.

[4]               Les rimes pauvres présentent un son identique, répété en fin de mot (par exemple, « béton » et « chanson »), alors que les rimes suffisantes en ont deux (par exemple, « bitume » et « brume ») et que les rimes riches en ont trois ou plus (par exemple, « encore » et « décors »).

[5]              Suzy Turcotte, op. cit., p. 13.

[6]              Thierry Séchan, op. cit., p. 145.

[7]              Québec Rock, no 106, juin 1986, p.50

[8]              Louis Tanguay, « Des chansons plus sombres mais toujours pleines de personnages », Le Soleil, 25 janvier 1986, p. E-5.

[9]              Selon le mot de Thierry Séchan, op. cit., p. 91.

[10]             Thierry Séchan, op. cit., p. 102.

[11]              Alain Viala, op. cit., p. 27.

[12]             Alain Viala, Idem.

[13]             Par fonction crypto-ludique, j’entends la définition de Denise François-Geiger : « Lorsqu’on joue à cache-cache, la fonction cryptique s’accompagne souvent d’une fonction ludique, et le plaisir verbal semble même l’emporter actuellement. Nous parlons de fonction crypto-ludique qui engendre dans un groupe une certaine connivence », « Introduction », Jean-Paul Colin et Jean-Pierre Mével, Dictionnaire de l’argot parisien, 1990, Paris, Larousse, p. XII-XIII.

[14]             San Antonio, « Préface », Renaud Séchan, Mistral Gagnant, Paris, Seuil, 1986, p. 5.

[15]             « L’auto-stoppeuse », Sur l’album Marche à l’ombre, 1980.

[16]             Christiane Chaillé, op. cit.

[17]             Nathalie Petrowski, « Le mistral du soixante-huitard », op. cit.

[18]             Sylvain Prevate, op. cit.

[19]             Christiane Chaillé, op. cit.

[20]             Thierry Séchan, op. cit., p. 125.

[21]             Sur la version vinyle québécoise de Morgane de toi se trouve en effet un lexique, argot-joual où, par exemple, « en cloque » devient « en balloune, en famille ».

[22]             Manon Guilbert, op. cit.

[23]             « Ma chanson leur a pas plu, suite », Marchand de Cailloux, 1988.

[24]             Gaston Dugas, « Renaud, marchand d’émotions », Radio Activité, 28 octobre 1991.

[25]             Thierry Séchan, op. cit., p. 38.

[26]             Thierry Séchan, op. cit., p. 55.

[27]             Pierre Leroux, op. cit., p. 36.

[28]             Par la suite, pour alléger le texte, le mot « américain » désignera plutôt les habitants des Etats-Unis que les continentaux.

[29]             Nathalie Petrowski, « Le mistral du soixante-huitard », op. cit.

[30]             Louis Tanguay, « Des chansons plus sombres mais toujours pleines de personnages », op. cit.

[31]             Carole le Hirez et Bernard N’Guyen, op. cit.

[32]             Francine Julien, « Le Français terrible nous lance le « Marchand de Cailloux » », op. cit.

[33]             Le chtimi est le patois du prolétariat du nord de la France. Aujourd’hui, ce vocable caractérise toute leur culture. Par son grand-père paternel, qui était mineur de fond dans cette région de la France, Renaud appartient un peu à cette tradition. Voir à ce sujet la chanson « Oscar », sur l’album Le retour de Gérard Lambert, 1982.

[34]             Louis Tanguay, « Renaud de succès en polémiques », Le Soleil, 25 janvier 1986, p. E-5.

[35]             Thierry Séchan, op. cit. p. 50.

[36]             Carole le Hirez et Bernard N’Guyen, op. cit.

[37]             Gaston Dugas, op. cit.


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