RENAUD : C'est l'amer qui l'a pris.
RENAUD : C'est l'amer qui l'a pris.
Après cinq années de galère et huit de mutisme, Renaud est enfin sorti du trou . Il revient avec Boucan denfer , un magnifique album fait de ruptures et de blessures. A son ami Bernard Werber, lauteur des Fourmis , il parle sans fausse pudeur de ses états dâme, mais aussi dArafat, de José Bové, des journaleux...
Au Salon du livre de Paris, en 1995, Renaud a voulu me rencontrer. Jai découvert un type discret, la tête dans les épaules, dune immense modestie, qui sobstinait à me vouvoyer en dépit de mes protestations. Par la suite, nous nous sommes revus. je me suis aperçu quil avait un immense respect pour lécriture et la chose écrite, et que lui -même se sentait avant tout poète et soucieux de trouver le mot exacte. Cette image dhomme tout en retrait est dautant plus étonnante quen concert il a un charisme tel quil me semble que sil demandait à la foule de se lever et de faire la révolution, tout le monde le suivrait. Dans son dernier album, il évoque souvent ce paradoxe. Il est Renaud et Renard, il est discret et éclatant, il est en retrait et en avant. Finalement, cest peut-être dans cet écartèlement quil puise son inspiration.
Bernard Werber / Quand jétais journaliste, jai interviewé Serge Gainsbourg. je me souviens dune de ses phrases : Il y a moi Gainsbourg et mon masque Gainsbarre. mais à force dutiliser le masque, jai parfois du mal à lenlever.
Renaud / Je préférais Gainsbourg à Gainsbarre. Dans sa phase de provocation, je le trouvais un peu grotesque, pas toujours très drôle. Il était sous lemprise de lalcool...
Dans ta première chanson, tu dis : Comme ya eu Gainsbourg et Gainsbarre, ya le Renaud et le Renard.
Tout le monde a un côté blanc et un côté noir. Javais envie den parler, parce que cest ma vie depuis cinq ans. Une rupture, la dépression, lalcoolisme... Jai toujours été un gros fumeur et je suis devenu un gros buveur. Cest peut-être un peu impudique, mais dans mes chansons jai toujours dit ce que javais sur le coeur.
Tu as pris des risques avec ce disque, mais cest aussi ça le travail de lartiste. Je trouve cela plutôt estimable.
Javais inventé le surnom de Renard à lépoque où je me suis pris pour un justicier, un Zorro, le renard en espagnol. je ne suis plus, et je ne veux plus être ce justicier. Plus tard, mes copains ont commencé à mappeler Renard. Renaud, cétait lartiste sympathique, lécrivain-poète, enthousiaste, Renard cétait le désespoir, le côté désabusé, la mélancolie, lautodestruction. Mes copains arrivaient souvent le matin ici, dans ce bistrot que je fréquente assidûment, et me disaient : Alors aujourdhui, tes Renaud ou tes Renard ?
Là, je suis en train de parler à qui ?
Plutôt à Renaud. Je suis sorti du trou. Il y a encore six mois, jétais inregardable, javais grossi, mon visage dans le miroir me donnait envie de vomir. Lors de mes concerts, la presse ne ma pas épargné. Jai eu droit à des quadragénaires bedonnants , bouffi , boursouflé . On me donnait vingt kilos de plus, je nen avais pris que cinq, mais ils se concentraient sur les joues et la bedaine. Surtout, je me levais le matin, jattaquais au Ricard, le premier il fallait que jaille le gerber, les autres passaient tout seul. Mes copains médecins me donnaient trois ans à vivre...
Tu avais quasiment disparu de la scène publique.
Jétais simplement loin des médias. Je rencontrais des gens qui me disaient : Alors, vous avez arrêté la chanson. On vous voit plus à la télé... Maintenant, dans les interviews, je vais bien être obligé de raconter ce que jai vécu. Cela membarrasse de parler autant de moi. Je nai pas honte de dire que jai traversé des moments difficiles. Mais quand je pense aux gens qui ont de vrais problèmes, qui sont pauvres, malades, je ne veux pas donner limpression que je me plains. Moi, je me suis inoculé mon propre malheur. Il faut relativiser, malgré tout, je suis un homme comblé. Se détruire à lalcool et au tabac dans une jolie brasserie parisienne, ce nest pas pareil que se torcher au coin de la rue.
Tu peux encore basculer ?
La preuve ( il montre la bière devant lui, NDLR )... Celà dit, je vais être pendant un an en tournée de promotion, et jaurais moins le temps de regarder mon nombril et de flipper dessus. Cest une tournée grosse artillerie : province, Zénith, palais des Sports... Plein de musiciens, plein de décors, plein de lumières, plein de sons. Ca a lair de bien sannoncer.
A quel moment as-tu arrêté de te détruire ?
Jai peur de la mort mais jai aussi peur de la vie. Pendant cinq ans, je nai pas écrit une ligne. ma plume sétait asséchée, je navais plus dinspiration. Jétais au fond de la dépression, partagé entre un litre de Ricard par jour, les anxiolytiques, les neuroleptiques. Javais envie de me flinguer. Et, un jour, je passe une soirée avec un copain homosexuel alors que je viens de sortir dune petite clinique de repos, où jallais de temps en temps pour essayer de décrocher de lalcool, jétais donc dans une période sobre. Depuis des années, ce copain me relançait pour que jécrive une chanson sur les pédés. Je lui répondais toujours : Aznavour la déjà fait, et tellement bien, que le sujet a été vampirisé. Ce soir-là il me dit : Moi, je voudrais une chanson sur le petit pédé de base anonyme, lemployé de bureau. Si tu me lécris, je tautorise une biture ! javais tellement envie de boire quen une demi-heure je lui ait écrit la chanson. Cest venu comme ça, ça a coulé de source, et puis, jai pris ma petite cuite. le lendemain, bien sûr, jai recommencé à boire, mais jai aussi recommencé à écrire.
Tu avais retrouvé le plaisir décrire ?
Plutôt linspiration. Chaque chanson mamenait lidée dune autre. Quand jai eu fini une dizaine de textes, je les ai confiés à des compositeurs et amis proches, Jean-Pierre Bucolo et Alain Lanty. Ils ont mis de jolies notes sur mes textes, puis nous sommes partis en studio. Quand jai voulu chanter, jai décidé darrêter de me détruire parce que lalcool mavait bousillé les cordes vocales.
Quelle sera, à ton avis, la réaction du public à la sortie de ton nouvel album ?
Ils vont se dire que cest un album pas rigolo rigolo. Que jai perdu une certaine fantaisie, que je parle moins du monde et plus de moi, que jai fait un album introspectif. Moi, mon but, cest de faire de jolies chansons, quel que soit le sujet.
Je trouve que cest ton meilleur album. On a limpression que tu nous parles à loreille.
Jai sorti tout ce qui est venu, mes états dâme, mes chagrins, mes doutes. Ma désabusation.
Tu parles quand même de la marche du monde dans certaines chansons. Tu tintéresses toujours à lactualité ?
Bien sûr, je lis les journaux, jécoute la radio. Comme je suis un vieil idéaliste, jai une position très tranchée sur le conflit israélo-palestinien. Je suis pour le mouvement La paix maintenant. Arafat est un vieux qui na plus aucune autorité, qui mène son peuple dans une impasse, et Sharon est un homme de guerre. Moi, je suis pour les pacifistes, les humanistes, je veux un Etat palestinien qui vive en paix avec Israël. Quand Arafat a appelé son peuple à mourir en martyr, jai trouvé cela ambigu, cela voulait aussi dire devenez kamikaze. Or, les kamikazes sont ce quil y a de pire : des gens qui frappent les civils innocents. Une guerre entre deux soldats, cest toujours sale, mais quand on tue des civils, cest ignoble. Donc, place aux jeunes. Arafat doit partir, Ariel Sharon aussi. Lui, entre Sabra et Chatila hier et Jénine aujourdhui, il a sa dose de sang civil sur les mains.
Ce dernier élément ne correspond, pour linstant, à aucune enquête avérée. Nous sommes dans le domaine de la rumeur... La chanson Manhattan-Kaboul aborde de manière détournée les événements du 11 septembre. Quas-tu pensé des attentats ?
Comme la majorité de la planète. Jai vécu les attentats contre le World Trade Center comme une ignominie. Cest vrai aussi que jai été légèrement perturbé par la bouquin de Meyssan sur ce quil intitule leffroyable imposture . Il ne ma pas convaincu, mais il a fait naître chez moi des doutes. Sur les manipulations des terroristes, les implications de la CIA, les intérêts bien compris du lobby militaro-industriel américain...
En clair ?
Bien sûr, je ne crois pas que des agents de la CIA soient devenus subitement des kamikazes. Les kamikazes aujourdhui, on sait doù ils viennent. Cest ce que je dénonce dans la chanson, cette folie qui pulvérise des vies sur lautel de la violence éternelle . Je ne veux pas non plus dire comme Dieudonné que je préfère Ben Laden à Georges Bush, mais disons que je déteste les deux. Pour conclure, je dirais que je préfère une démocratie qui accumule les bavures à une dictature islamique. Dans Manhattan-Kaboul , je voulais avant tout parler de la souffrance des civils dans les conflits. Jai appris récemment que le XXème siècle avait été le plus meurtrier de lhistoire de lhumanité. Cela ma frappé.
Le seul fait quil y ait de plus en plus dhumains sur la Terre entraîne nécessairement de la violence. Cest plus facile de faire en sorte quun milliard de personnes sentendent plutôt que six milliards de personnes. Je ne sais pas si tu as connu les communautés hippies...
Ouais, ça na pas duré très longtemps. En juillet 1968, je suis parti avec une bande de copains, on avait décidé de créer une communauté libertaire sur le mont Lozère, on avait dit quon resterait entre nous, quil ny aurait pas de filles, quon ferait lamour avec la nature. Au dernier moment, un de nos camarades a décidé demmener sa fiancée, ça a foutu une merde pas possible et on na pas tenu huit jours.
Il suffit quil y en ait un qui refuse de jouer le jeu, qui triche, et tout seffondre. Pour quune société marche, il faut que tout le monde en aie envie, et cest très difficile. Cela passe par léducation, le civisme. les gens doivent prendre conscience de lintérêt collectif.
Comme dans Les Fourmis !
Cest vrai : pour la fourmi, la réussite du groupe est plus importante que sa réussite personnelle.
On ne peut pas dénier aux individus le désir de réussir personnellement.
Avec léducation, peut-être. On peut convaincre les gens quil faut que tous les autres soient bien pour queux-mêmes le soient. Cest pareil dans une vie de couple. Dans lune de tes chansons, tu évoques dailleurs cette idée : tu as compris que la petite communauté de ton couple était une belle chose le jour où tu en es sorti.
On rconnaît le bonheur, paraît-il, au bruit quil fait quand il sen va . Javais vu cette phrase écrite sur le mur des chiottes de Pierre Desproges. Il y avait le nom de lauteur dessous, mais je lai oublié.
Généralement, on saperçoit que lon a quelquechose quand on ne la plus. Aujourdhui son amour se barre, son bel amour sa Domino... dis-tu. Comment envisages-tu ton couple aujourdhui ?
Jai limpression de continuer à vivre mon histoire damour, mais dune manière différente. On nhabite plus sous le même toit, mais on se voit tout le temps. On nefface pas facilement vingt-cinq ans de vie commune. Elle est toujours la femme de ma vie.
Quand on vous voyait, on sentait une belle complémentarité entre vous.
Oui, on avait une grande harmonie. Et puis elle ma quitté. Je la rendais barge, il fallait quelle sauve sa peau, je ne suis pas facile à vivre. Je ne lui en veux pas, elle a eu mille fois raison. A une époque, auprès delle et de mes proches, javais la joie de vivre. Je me levais le matin, jétais vivant, il faisait jour et cela me suffisait pour être heureux toute la journée, malgré la lecture des journaux. Maintenant, je me lève le matin et je me dis : encore une journée à vivre, quelle horreur. Même si jai du boulot, même si je dois chanter en public, même si je vais être applaudi.
La vie est courte, il faut essayer dutiliser les outils quon a. Toi, tu sais faire des chansons.
Pendant cinq ans, jai pas très bien vécu. Malgré une tournée de deux ans où tous les soirs jai reçu une tonne damour, un public nombreux et fidèle. Jai eu 250 000 spectateurs en deux cents concerts entre 1999 et 2001, sans nouvel album et sans publicité. Ca ma redonné un peu de confiance en moi.
Le public, on fait aussi des choses pour lui. Cest grâce à lui quon vit et, en même temps, il exerce une pression très forte : on sait que lon a en face de soi une famille de gens qui attend que tu te produises.
Dans mon cas, cest normal ! Mon dernier album remonte à sept ans et demi. Moi aussi, je me demandais si jétais capable de leur fournir quelquechose à se mettre sous la dent. Jespère que le prochain album mettra moins longtemps, mais il peut aussi bien venir dans quatorze ans.
Dans une chanson, tu fais une allusion très flatteuse à José Bové. Tu ladmires ?
Je laime bien, je nai pas trouvé très opportun quil aille embrasser Arafat dans son QG, pas très malin non plus les petits cons extrémistes qui lont menacé de mort à son retour en France. Mais quand je le vois chez Christine Bravo, je me demande vraiment sil est à sa place... Cest exactement pour cela que jai allumé, dans l Entarté , notre ami BHL : occupation trop grande du champ médiatique.
Cest un peu facile de sacharner sur BHL, non ?
Oui, je sais que je ne suis pas le premier. En plus, il na pas que de mauvaises idées, jen partage même certaines. Mais il magace, il donne des leçons, cest un je-sais-tout.
Et tu as limpression que José Bové fait désormais la même chose ?
Je lapprécie quand il défend les petits paysans, lutte contre la mondialisation, les OGM et le multinationales de la mal-bouffe, mais jaime pas lentendre parler pour ne rien dire, le voir dans ces émissions showbiz minables où on ne vend que du vent.
Pourquoi tu ne dénonces pas les présentateurs à la mode qui envahissent le Paf pour ne parler, sous couvert de culture branchée, que de clubs échangistes et de valeurs de lextrême droite ?
Jévoque leur cas dans Je vis caché, où je parle des journaux blaireaux. Je ne les ai pas cités, mais je sais à qui je pense, à tous ces gars vulgaires, crétins, grossiers, mégalos, prétentieux. Je ne crois pas que jirais chez Ardisson, même si ma fille dit que ses copains de 20 ans ladorent. Moi, jadore pas. Quand je fais une télé, jai envie de transmettre linfo que mon disque existe, mais jai pas envie de me faire cuisiner par Ardisson. Je préfère une discussion avec toi, sincère, parfois impudique, peut-être trop personnelle.
propos recueillis par BERNARD WERBER
Bernard Werber