Entrevues Paris-Match, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 14 décembre 2002.

J'ai eu peur quand j'ai fait une crise de delirium tremens

J'ai eu peur quand j'ai fait une crise de delirium tremens

Paris Match. Le succès est arrivé de manière foudroyante sur cet album... La réponse a été immédiate. Ça soigne aussi un peu les blessures personnelles ?

Renaud. Cela n'a pas grand-chose à voir. Cela procure une certaine satisfaction, le sentiment d'avoir bien fait son boulot. Mais les blessures les plus profondes ne sont pas guéries par les ventes de disques. Ni même par le succès et l'amour des gens. Même si cet amour et la fidélité qui nous lie font quand même chaud au cœur.

PM. Dès votre deuxième album, on a parlé de "phénomène Renaud". Avez-vous eu peur que cela s'arrête un jour ?

Renaud. Je ne sais pas vraiment. Je n'envisageais pas ma carrière en terme de phénomène. C'est vrai qu'à une époque peut-être, lorsque j'ai coupé les ponts avec les médias, que je suis entré dans une guerre stérile avec les radios, les télés et la presse, j'ai eu pas mal de retours assez négatifs sur ce comportement. Je me suis fait vraiment dé­molir, allumer dans tous les sens et j'ai eu le sentiment que je n'étais plus l'idole d'une génération comme j'avais pu l'être dans les années 80. Je n'ai jamais eu l'impression d'être en perte de vitesse mais je pensais ne plus être une icône.

PM. Et l'idée d'être une icône vous plaît ?

Renaud. Eh bien oui. C'est sympa.

PM. Alors, qu'est-ce qui fait que Renaud est si brillant quand il dénonce, entre guillemets, l'addiction à la drogue et que, quelques années plus tard, il va tomber dans cette autre forme d'addiction qu'est l'alcool ?

Renaud. Parce que je n'ai pas fait gaffe. Ça m'a pris au coin de la rue. La drogue, je ne connais pas. Mais l'alcool, c'est une forme de drogue dure. Le tabac aussi, d'ailleurs. Et là, j'ai plongé. J'ai été vic­time de ça. Comme d'autres sont victimes de héro ou de la coke. Ce n'est pas plus glorieux... Et il faut en sortir. C'est le principal.

PM. Et vous savez ce qui vous a fait plonger ?

Renaud. La quarantaine arrivant, la nostalgie de l'enfance envolée qui ne reviendra plus, une forme de désespoir, les soucis conjugaux, l'amour qui s'étiole, qui s'en va. Et puis le goût de l'alcool simplement. Parce que c'est bon. Parce que j'aimais bien me murger. Parce que je n'avais rien d'autre à faire. Parce que je passais mes journées dans un bistrot et que je n'avais pas de tournée, pas de concert, pas de disque en perspective. Je voulais me faire un peu oublier après des années trop dans la lumière, trop sous les projecteurs. Et je me suis réfugié dans un restaurant où j'ai commencé à écluser...

PM. C'est l'alcool qui a chassé l'amour ou c'est le contraire ?

Renaud. Non, ce n'est pas l'alcool qui a chassé l'amour. L'alcool en a été une des conséquences. Mais pas le détonateur. L'amour est parti pour d'autres raisons infiniment plus complexes et inexplicables. Même si pour moi il est toujours présent, cet amour-là. Il le sera toujours.

PM. Lorsqu'on devient conscient que l'on plonge dans l'alcool, y a-t-il plusieurs manières d'essayer de s'en sortir ?

Renaud. J'ai un peu tout essayé. Les psys, les psy­chiatres, les psychothérapies de groupe, les Alcooliques anonymes. J'ai essayé l'enfermement en clinique psychiatrique. Bourré de médicaments et 4 litres de flotte par jour. J'ai essayé l'amitié... J'avais la chance d'avoir près de moi et autour de moi des bons potes qui m'ont bousculé. Et ma famille et mes proches m'ont sermonné et mis en demeure d'arrêter de boire. Avec la menace brandie de ne plus vouloir me voir. Donc j'ai arrêté. Mais c'est une drogue dure et on n'est jamais à l'abri de replonger. D'ailleurs, j'ai eu des rechutes. Quand mon disque est sorti en mai dernier, j'ai dit que j'étais un homme nouveau, redevenu un triste buveur d'eau. Un mois et demi après, je faisais une crise de delirium tremens. J'avais replongé. Et, de nouveau, j'ai arrêté. Là, je suis dans une période cool.

PM. Ce démon de l'alcool sera-t-il toujours au-dessus de votre tête ?

Renaud. Il est toujours là. Je sais que je suis encore fragile. Et j'ai du mal à concevoir une vie entière, les années qui me restent à vivre sans alcool. Et pourtant j'y suis contraint parce que... Je commençais à péter les plombs, d'abord dans la tête. Et puis je commençais à avoir l'organisme, le foie et les triglycérides, dans les zones rouges. La cirrhose n'était pas bien loin. Donc il était vraiment temps que j'arrête.

PM. Qu'est-ce que l'alcool empêche de voir, en fait ? La réalité ?

Renaud. Le temps qui passe et la réalité. Les problèmes de la vie. Et, paradoxalement, je ne suis pas totalement resté inactif pendant cette période. Je suis parti en tournée pendant deux ans dans une formule acoustique avec un piano et une guitare. Et le public est venu très nombreux. Je rentrais à Paris et je croisais des gens qui me demandaient : "Alors, vous avez arrêté la chanson ?" Je disais : "Comment ça, j'ai arrêté la chanson ? Je sors de scène à l'instant." On me répondait : "Ah, mais on ne vous voit plus !" Parce qu'il y a une différence entre mon public, les gens qui m'aiment et qui me connaissent, me suivent, sont fidèles, et le grand public, c'est-à-dire les gens de la rue. Pour les gens de la rue, du moment que je ne passais plus à la télévision, je n'existais plus, je n'étais plus chanteur. La réflexion la plus terrible qu'on m'ait sortie, c'est un mec qui m'a dit un jour : "Vous faites quoi maintenant ? Du cabaret ?"

PM. Pendant cette période, vous continuiez à boire ?

Renaud. Oui, je continuais à boire. Pas quand j'étais sur scène. Quoique... Ça m'est aussi arrivé. Mais avant et après, je n'hésitais plus. Et ça se sentait. Je n'étais pas beau. J'avais grossi de 15 kilos. J'étais bouffi d'alcool. J'étais mal à l'aise sur scène. Les gens percevaient un mal-être. Un certain mal de vivre. Et l'ensemble du spectacle était lourd. J'avais beaucoup de chansons tristes. Et les gens se sentaient un peu déroutés : "Renaud ne va pas bien." Ils allaient voir mon ingénieur du son ou mon régisseur à la fin du spectacle en disant : "II va pas fort, Renaud." Mais ils étaient contents de me voir quand même.

PM. La dépression, vous connaissez ?

Renaud. C'est quelque chose dont j'ai souffert et que j'essayais de soigner par les mauvais médicaments que sont les pastis mélangés à des antidépresseurs, des anxiolytiques et des neuroleptiques. Je n'ai pas fait le bon choix thérapeutique. Souvent, les journaux titrent : "Le mal du siècle". La dépression, ça touche beaucoup de gens, c'est parfois grave, il ne faut pas en rigoler. Dans mon entourage très proche, en l'espace de trois ans, j'ai quatre amis qui se sont suicidés. Deux par pendaison, un qui s'est défenestré et le quatrième par médicaments. Donc la dépression peut être définitive.

PM. Comment s'est passée la rencontre avec votre femme, Dominique ?

Renaud. Elle bossait dans un café-théâtre qui s'ap­pelait La veuve Pichard. Avec Martin Lamotte, Roland Giraud, Gérard Lanvin. Et le soir, ils rôdaient à la Pizza du Marais où je faisais mes premiers pas de chanteur. Enfin, mes seconds pas. Et où j'étais accessoirement barman et plongeur derrière. Et je l'ai rencontrée là. J'ai eu le coup de foudre. On a appris à se connaître et puis elle était en instance de séparation d'avec son mec. J'ai senti que son cœur était à prendre, qu'il était bientôt libre, et voilà. C'est tout simple.

PM. Enfin, c'est quand même le coup de foudre d'une vie...

Renaud. Je l'ai vue, j'ai dit : "Celle-là, je l'épouse, je lui fais six enfants, on grandit et on vieillit ensemble, on meurt ensemble."

PM. Aujourd'hui, nous vivons l'ère des familles re­composées et vous restez l'homme d'une seule femme où l'amour est romantique, avec la fidélité et des principes presque courtois.

Renaud. La fidélité, on s'y essaie. J'aime assez l'histoire du prince de Ligne sur son lit de mort... Lorsque sa femme lui a demandé : "M'avez-vous été fidèle ?" Il a répondu : "Souvent, ma chère. Très souvent." Moi, j'ai souvent été fidèle. Mais je n'ai toujours aimé qu'elle. Elle a été la femme de ma vie, elle l'est toujours et le restera quoi qu'il arrive, même si la vie nous a séparés...

PM. Votre muse ?

Renaud. Bien sûr ! Elle m'a inspiré "Mimi l'ennui" à 25 ans, "Peau aime" et tant d'autres... Lorsque j'écris des chansons, c'est en général à elle que je les soumets en premier. A elle et à ma fille, et puis à quelques très proches amis. Dominique est indulgente. Elle se fout complètement de ce que je peux écrire du moment que ça la touche. Pour "Me jette pas", par exemple, une chanson sur l'infidélité, donc sur un sujet délicat, elle m'a dit : "Tu dis ce que tu veux de nous du moment que c'est beau." J'ai carte blanche. Tant que c'est beau.

PM. Le public connaît votre histoire intime à travers vos chansons.

Renaud. C'est surtout vrai pour ce qui concerne le dernier album. Quelques chansons laissent supposer qu'elle est partie. Quand j'ai envie de parler à ma femme, il m'arrive parfois de lui écrire une chanson pour exprimer ce que je ressens plutôt que de lui écrire un mot.

PM. Comment a-t-elle réagi à ce dernier album ?

Renaud. Elle a été émue par les chansons. Et elle a trouvé aussi un peu injuste que j'aie cette chance, contrairement à elle, d'avoir des milliers d'oreilles pour m'écouter et d'épaules sur lesquelles m'épancher pour répandre mon chagrin.

PM. Votre fille a-t-elle cette responsabilité d'être, elle aussi, une muse ?

Renaud. Elle n'a jamais trop souffert de mon métier mais je sais qu'il y a quelques chansons dont elle se serait volontiers passée, effectivement. Avec "Elle a vu le loup", je touche à un domaine un peu secret de sa personnalité, donc elle n'aime pas trop. Mais elle est un peu comme ma femme à ce niveau-là. Du moment que la chanson est belle et qu'elle touche les gens, elle me pardonne d'avoir été un peu trop impudique à son égard.

PM. On a la sensation que vous êtes dans la vie un vrai papa gâteau...

Renaud. Oui, mais comment ne pas être émerveillé devant tant d'innocence, tant de beauté, tant de fragilité, tant de bonheur qui émanent d'une petite fille qui sourit ? Une petite fille bien, en plus, qui est loin d'être con, qui est vive, intelligente, dynamique et qui est belle. C'est obligé que ça vous inspire des mots jolis. Enfin, j'espère.

PM. Vous ne lui trouvez aucun défaut ?

Renaud. Comme sa mère qui est corse, elle est un peu sauvage, douée d'un caractère bien trempé. Elle me résiste grave. Elle affirme son caractère de petite rebelle. Et finalement cela n'a rien d'un défaut. Les chiens ne font pas des chats.

PM. Elle vous donne des idées de thèmes ?

Renaud. Oui. Lorsque vous êtes avec votre enfant qui vous pose des questions sur l'actualité, sur la guerre à tel endroit, ça peut vous inspirer une chanson comme "Marchand de cailloux". Parce qu'elle ne comprend pas pourquoi il y a tant d'en­droits sur la planète où des enfants se battent avec des cailloux contre des soldats. Et d'autres lieux où des enfants souffrent et meurent. Je lui fais jouer le rôle du candide qui pose des questions sur la guerre, sur les hommes, sur la violence. Mainte­nant, je suis fier que ma fille, à 20 ans, aille dans les manifs avec ses copines, entre autres pour protes­ter contre le Front national et les scores obtenus dans les récents scrutins par ce parti. Ce n'est pas un petit mouton qui suit le droit chemin.

PM. Comment s'est passée la mutation vers cet engagement pour l'écologie qui reste important pour vous aujourd'hui ?

Renaud. C'est l'engagement de n'importe quel être humain qui est concerné par la planète sur laquelle il vit. Dans les années 1978-1980, j'étais fasciné par les actions des militants de Greenpeace et j'ai commencé à les fréquenter. Par la suite, j'ai milité aux côtés de l'association Robin des bois. J'ai fait une ou deux actions avec eux, des concerts de soutien pour eux. Et, depuis quelques années, je vote Vert à tous les scrutins.

PM. Regrettez-vous d'avoir soutenu aussi fortement la candidature de François Mitterrand, en 1988 ?

Renaud. Non, je ne le regrette pas. J'aimais le candidat et je ne faisais pas partie des déçus de la gauche qui se sont montrés nombreux après 1983-1984. Même si en 1989, pour la célébration du bicentenaire de la Révolution, et en 1991, pour l'engagement de la France dans la guerre du Golfe, je lui ai fait savoir par des chansons et des actions personnelles ou collectives qu'il avait mal visé. Il m'arrive cependant de mener des combats moins consensuels. J'aime bien les causes qui divisent. Plus que celles qui rassemblent. Je préfère faire un gala politique au profit de la Confédération paysanne de José Bové, ou soutenir les prisonniers politiques basques par exemple, quitte à prendre des coups en retour et me faire des ennemis, plutôt que d'aller participer à une soirée showbiz et paillettes sur Tf1, dont le but serait humanitaire et qui rassemblera le plus de monde possible afin de plaire au plus grand nombre... José Bové, je l'ai rencontré et je le trouve formidable. J'espère bien que la grâce présidentielle lui sera accordée.

PM. Est-ce que vous pourriez faire une chanson sur François Hollande, et plus largement que pen­sez-vous de l'évolution du Parti socialiste ?

Renaud. Oh que non ! Le Parti socialiste est à la dérive et n'a plus beaucoup d'idées à proposer, même à ses propres électeurs. J'aime bien un homme comme Bertrand Delanoë, et peut-être les quelques pistes que propose l'aile gauche du P.S., mais tout cela n'est pas suffisant pour vous inspirer une chanson... La seule chose que l'on puisse dire, c'est que dans un contexte électoral il n'y a pas beaucoup d'alternatives qui s'imposent.

PM. Que devient le Renaud en colère, qui s'énerve ?

Renaud. Mes colères, avec l'âge, se sont un petit peu émoussées. Disons que je les ressens toujours mais j'ai peut-être moins envie qu'autrefois de les exprimer. Le poids de l'expérience... Sentir que tout cela est parfois vain. Et puis le désir de voir les autres aller un peu au casse-pipe à ma place. Céder la place aux plus jeunes, à Manu Chao, Zebda, Noir Désir... et ceux qui poussent derrière.

PM. Et vous dites que vous rêvez d'être un vieux papy, d'avoir 100 ans ?

Renaud. C'est l'objectif. Vieillir, c'est bien parce que ça veut dire que plus on vieillit, plus on échappe à la mort, à l'accident, à la maladie. Moi, lorsque je vois mon vieux père, qui a 92 ans, j'ai­merais bien avoir, au même âge, sa vivacité d'es­prit et sa santé. Et j'ai toujours eu une tendresse particulière pour les papys assis sur leur banc, comme dit Cabrel, qui jouent avec leur canne et une feuille de platane et qui regardent leurs pe­tits-enfants s'amuser dans le bac à sable.

PM. Ceux qui ne vous aiment pas vous ont reproché un manque de sincérité, une forme de populisme...

Renaud. La sincérité d'un naïf alors... qui, parce qu'il est de gauche, a toujours eu de l'indulgence pour toutes les composantes de la gauche, même le Parti communiste. Pour moi, c'était le parti des pauvres, des minorités et des exclus, celui qui soutenait des individus, des peuples opprimés, même si l'Histoire a prouvé que, par­fois, les opprimés deviennent des oppresseurs. Je préfère la naïveté au cynisme. C'est évident.

PM. Alors, les chansons font-elles bouger le monde ?

Renaud. Elles essaient. Péniblement. Mais...

PM. Mais elles ne vont pas jusqu'à faire tomber des murs, les chansons ?

Renaud. "L'Internationale", peut-être. "La Mar­seillaise", peut-être. "Fatigué" et "Laisse béton", je ne crois pas, non. Parfois elles font tomber le mur d'indifférence, oui. Mettent en avant des colères et des combats qui sont suivis et relayés par d'autres.

PM. Vous n'êtes pas tendre avec vous-même...

Renaud. Non. Je suis assez peu indulgent. Parce que j'ai toujours eu du mal à assumer ce que je suis devenu et, donc, j'essaie de détruire le pié­destal. Si tant est qu'on m'en ait érigé un. Alors je le grignote. Je n'aime pas trop m'entendre ni me voir. Je ne m'aime pas trop physiquement. Et j'ai peur de dire des conneries, de radoter, de man­quer de recul ou d'informations par rapport aux événements... J'ai toujours le sentiment que mes propos sont insignifiants. Et pourtant on me donne la parole alors que d'autres la mériteraienl plus que moi.

PM. Mais comment peut-on être malheureux quand on reçoit tant d'amour du public ?

Renaud. Je voudrais tant réussir à m'aimer moi-même comme eux m'aiment, mais j'ai trop de mal...»

Interview Didier Varod

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