Ma place dans l'univers - Entre ma femme et ma lampe de chevet.
Je viens de faire une
découverte pas du tout importante (pour vous, j'entends...) qui m'a bouleversé
: je suis totalement réfractaire à la philosophie. Rigolez pas, c'est pas
marrant, j'aurais préféré aimer ça. Je connaissais pas du tout mais alors
pas du tout, j'ai fait confiance à mes gonzesses qui m'ont conseillé un bouquin
qui t'explique tout comment ça marche, j'ai rien compris. Le bouquin c'est
Le Monde de Sophie. Ma femme s'est régalée à sa lecture, ma fille a enchaîné
et a craqué aussi. Bon, ma femme je veux bien, elle est très intelligente,
mais ma fille... Même si elle est très très loin d'être con, n'est-elle pas
malgré tout un peu jeune pour Platon, Kant et Kierkegaard... Je me suis dit
si elle elle a tout pigé, je suis quand même pas moins malin qu'un gros poupon
de quinze berges à peine sorti de ses langes ? Eh ben si.
- Chérie, ton bouquin m'emmerde, j'ai dit à ma femme.
- Ah bon... Ça t'intéresse pas de comprendre d'où vient le monde, d'où tu viens, ta place dans l'univers, où tu vas ?
- Ecoute, je viens de chez moi et j'y retourne, comme dit l'autre ! Après tout, les animaux, les plantes ne se posent pas tant de questions. Je vois mal Toto se demander où est sa place dans l'univers, il sait bien que c'est sur la moquette du salon et ça lui va, et il est heureux
- Mais t'es quand même pas un chien, non ? Tu peux vivre dans un monde que tu comprends pas, toi ? C'est le propre de l'humain de s'interroger sur le sens de la vie, insiste ma femme.
- Le sens de la vie c'est manger, boire, dormir, aimer, travailler et essayer de faire un peu de bien autour de soi, point final ! je rétorque avec le minimum de mauvaise foi nécessaire pour pimenter la conversation.
- Dans le monde du réel, du visible, peut-être, mais tu peux pas te contenter de ce monde-là..
- Ah ! je l'attendais celle-là ! Tu vas me parler de mondes parallèles ? Ou de vie dans l'au-delà ? J'accepte pas la tristesse de ce monde, de cette vie, j'accepte pas le côté inéluctable de la mort et du néant, donc je m'invente pour me rassurer une vie après la mort et, accessoirement, une vie antérieure... Du coup me voilà blindé pour accepter ce monde réel dégueulasse. L'opium du peuple a encore frappé
Comme c'était pas tout à fait ce que voulait dire ma femme, on a commencé à se friter un peut peu puis, le débat ne m'intéressant finalement pas plus que ça, j'ai essayé de conclure.
- De toute façon, ton bouquin j'ai même pas envie d'essayer de le comprendre. Il m'est trop obscur. Je vais m'en servir pour caler un meuble. Eh ben pour le sens de ma vie c'est pareil. Quand je le comprends pas je me dis que je sers à caler un meuble quelque part dans l'univers.
- Un petit meuble alors... conclut ma femme qui sait parfois se montrer cruelle.
Une heure après cette conversation, au bistrot du coin de ma rue où j'allais acheter les cigarettes qui donnent un sens à mes bronches, j'aperçois B.-H.L. attablé au fond de la salle.
Tiens, me dis-je, quand on parle philosophie...
En sortant, je remarque alors, garée devant le rade, la somptueuse limousine
Mercedes noire du monsieur avec chauffeur en jaquette à l'avant.
Alors je me suis dit : Voilà au moins un philosophe qui a trouvé sa place dans l'univers : assis à l'arrière, un larbin au volant...
RENAUD
Charlie-Hebdo N°189 - 31 janvier 1996